Framasoft m’a fait confiance pour accompagner Chocobozzz, le développeur seul aux manettes techniques du logiciel de gestion de vidéos PeerTube. Après une campagne d’UX research faite d’interviews et de revues d’interface, nous avons mené des ateliers hebdomadaires où nous avons travaillé ensemble à l’amélioration de problèmes d’utilisabilité déjà repérés par Chocobozzz ou ressortis des enquêtes d’usage.
Transcription de la vidéo disponible sur le site de Librealire
Visionner la vidéo directement sur l’instance PeerTube Infothema
Phase d’enquête
La base du projet PeerTube est due aux efforts d’un seul développeur. Ce dernier a longtemps avancé seul et a formulé nombre d’hypothèses, certaines bien aiguillées, et d’autres déterminées au doigt mouillé avec les informations disponibles sur l’instant. Pas facile de s’improviser UX researcher et designer en plus de toutes les autres casquettes à porter quand on conçoit un outil aussi complexe que PeerTube.
Le but de cette première phase exploratoire était de me faire une idée juste de l’état du développement et des orientations stratégiques du logiciel, et de donner une meilleure vision du public existant du projet à son concepteur et à l’association. J’ai organisé et conduit une quinzaine d’entretiens avec différents publics : administrateurs / administratrices d’instances (1), usagers et usagères classiques, vidéastes, animateurs et animatrices de communautés en ligne, et enfin, usagers et usagères incitées à utiliser PeerTube de par leur métier sur une instance institutionnelle à visée pédagogique. L’échantillon de personnes était réparti de manière homogène sur un spectre couvrant aussi bien des féru·es de logiciel libre conscient·es des enjeux de décentralisation et du capitalisme de surveillance que des personnes désintéressées de ces thématiques, ou en début de parcours vers une « dégooglisation ».
On peut pas dire aux gens qui ne comprennent pas : « regarde c’est comme Facebook ». On peut pas leur dire « c’est comme Mastodon », on leur dit que c’est un réseau de petites instances décentralisées, même s’ils comprennent le principe de la décentralisation, ils n’ont rien à quoi se raccrocher pour vraiment comprendre PeerTube.
H, vidéaste
J’ai sous le coude 5 ou 6 créateurs qui voudraient être sur un hébergement pair à pair, qui se posent énormément de questions à quitter Youtube, si en plus la valeur ajoutée n’est pas claire, que la création d’instance nécessite un adminsys, qu’il faut payer son serveur… On va pas y arriver !
N, chef de projet
Ils ont fait un truc très propre, très utilisable, mais qui manque cruellement de la possibilité de faire de l’éditorialisation. On se retrouve avec Youtube, mais avec les avantages en moins. Si tu n’es ni promu par l’algorithme ou par des blogs et les réseaux sociaux, ton contenu est invisibilité par la nature même de la plateforme.
N, chef de projet
J’aimerais qu’on puisse ajouter des bandeaux visuels de chaînes comme sur YouTube, et dessous des canaux, des émissions, etc.
E., documentaliste
T’as pas envie de rester sur un site de vidéo si tes vidéastes préférées n’y sont pas. Ça m’est arrivé de découvrir des chaînes sur PT mais t’as plus tendance à consommer des vidéos de chaînes un peu sûres.
H, vidéaste
Ça m’est arrivé de faire des vidéos assez provocatrices contre l’extrême droite, j’ai eu des commentaires énervés avec des noms d’oiseaux uniquement sur YouTube. Notamment parce qu’il ne doit pas y avoir beaucoup d’instances nazies sur PeerTube, mais si un jour PeerTube grandit et que des mecs relous arrivent sur notre instance, je sais pas comment ça va se passer niveau modération…
H, vidéaste
Quand tu vois que pour être recommandé par YouTube il faut avoir plein de vues, de la régularité, de critères à respecter qui ne sont même pas connus publiquement, ça revient à essayer de faire du vaudou avec l’algo… alors que sur PeerTube, tu sais que les gens abonnés à ta chaine seront mis au courant.
H, vidéaste
J’aimerais bien avoir une page d’accueil où tu peux vraiment éditorialiser le contenu. Pour la sortie d’un MOOC, j’aimerais l’accompagner d’un texte explicatif sur la page d’accueil par exemple.
F, développeur
Y’a un truc que j’aime bien aussi dans tout ce qui est Twitter ou Mastodon, c’est la notion de confiance qu’on peut avoir dans des chaînes ou des utilisateurs. Ça me manque un peu sur Peertube, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen soit en tant qu’user, chaine ou instance, d’avoir la possibilité de recommander des chaines, instances et utilisateurs ?
M, musicien
Je suis pas du tout contre les algorithmes, je veux juste choisir ce que je leur donne à manger. Je voudrais pouvoir faire des choix, pouvoir masquer des choses si je veux. Ce que j’aime c’est ces recommandations pas super précises, pas autant que Youtube, parce que ça me présente du contenu que je n’aurais pas forcément regardé.
M, musicien
J’aime bien savoir sur quelle instance je suis, qu’il y ait des couleurs personnalisées, un nom qui change… sinon on sait pas où on se trouve.
A, médiateur numérique
« Les recommandations automatiques , ça me plait pas trop car on essaie de sortir du modèle du capitalisme de surveillance quand même. Et si c’est que des recommandations thématiques sur des mots-clés, autant ne pas avoir de recommandations que de mauvaises recommandations.
J., fan de musique
[Les pages « Découvrir » et « Tendances » c]’est le bazar, j’ai l’impression de rentrer chez quelqu’un, un peu comme quand on se partageait un disque dur externe avec des vidéos « tiens prends ce que tu veux ». Le souci c’est qu’il y a des trucs, je sais pas ce que c’est, je sais pas de quoi ça parle, etc.
J., fan de musique
J’ai cliqué sur « les plus appréciées », je retrouve les mêmes vidéos que dans « Tendances ». Pareil, t’as des vidéos en espagnol, je m’en fous, en fait. Je voudrais limiter au français. Il faudrait pouvoir filtrer par langue.
T, utilisateur de YouTube
Il faut qu’on puisse modérer les commentaires, c’est une faille prioritaire. On a envie d’avoir les outils qui nous permettent de ne pas avoir à modérer les commentaires un à un. C’est une niche PeerTube, pour l’instant, donc ça va.
K, développeuse
Conclusions stratégiques
L’analyse des entretiens m’a permis de proposer trois axes majeurs d’amélioration du logiciel, sur lesquels nous avons ensuite travaillé en pair à pair avec Chocobozzz lors de rendez-vous hebdomadaires :
1) Perception
PeerTube pâtit encore de sa perception première, profondément liée au libre et identifié comme « un logiciel libre » et « une plateforme uniforme ».
Réfléchissons à comment changer l’image de PeerTube pour l’orienter dans une direction où il sera mieux compris.
2) Accès
PeerTube ne peut pas s’affranchir de l’infrastructure. 15 ans de plateformisation ont installé de mauvais réflexes.
Contribuons à faciliter l’accès à l’usage premier de PeerTube : décentraliser et désalgorithmer l’hébergement et la consultation de vidéos.
3) Contenu
PeerTube utilise majoritairement des motifs d’usage qui correspondent au modèle mental de l’informaticien·ne.
Adaptons l’utilisabilité de PeerTube pour la rapprocher du vocabulaire grand public. Réfléchissons au parcours de recherche de contenu, créons des relais de curation.
J’ai également fait ressortir une liste de besoins et d’idées exprimées par les personnes interviewées. Bon nombre d’entre elles ont été implémentées par Chocobozzz depuis, ou a minima sont remontées plus haut dans son backlog car importantes.
Accès et contenu : améliorations des interfaces : menu principal
Héritage direct des hypothèses de conception formulés par Chocobozzz dans sa solitude de développeur-poisson pilote, le menu principal de PeerTube listait un nombre d’éléments qui étaient souvent proches sans avoir de lien entre eux. Afin d’éclaircir la présentation des éléments et leur hiérarchie entre eux, nous avons d’abord clarifié l’intérêt de chacun des éléments au cours d’un atelier en ligne. J’ai ensuite fait quelques propositions graphiques qui furent rapidement appliquées au logiciel après quelques tests d’usage :
Perception et accès : éditorialisation de la home des instances
Cette fonctionnalité clé était déjà un peu dans le panier à idées de Chocobozzz. En son absence, une administrateurice d’instance n’avait que la possibilité de faire pointer la page d’accueil vers l’une des vues existantes offertes par PeerTube : la page « Découvrir » listant les dernières vidéos fédérées (publiées par des instances suivies), la page « Tendances » faisant remonter les vidéos les plus sollicitées de l’instance, ou la page « Vidéos locales » listant les seules vidéos hébergées sur l’instance. Il manquait quelques fonctions d’éditorialisation pour permettre aux possesseuses d’instance de proposer une page d’accueil personnalisée et de faire remonter des vidéos sélectionnées.
C’est grâce aux interviews et à des séances de prototypage basse fidélité à distance réalisées sur la plateforme Mural configurée pour l’occasion, que nous avons pu préciser ce que les vidéastes et administrateurices d’instance souhaitaient faire avec la page d’accueil de leur instance.
En réponse, nous avons co-conçu une série de modules standardisés combinables :
- mettre en avant le contenu d’un compte ou d’une chaîne dans un bloc mis en forme,
- faire remonter une liste de vidéos d’un compte ou d’une chaîne,
- faire remonter une liste de vidéos associées à un mot-clé,
- montrer une vidéo précise avec ses méta données (titre, description, etc.),
- ajouter du texte libre, des images, des colonnes, le tout en markdown,
- etc.
Contenu : amélioration de la différenciation entre les pages « compte » et « chaîne »
Même si la grande majorité des patterns choisis par Chocobozzz pour l’usage de PeerTube se rapprochent de l’existant (l’hégémonique YouTube), certains paradigmes du logiciel sont inédits. Outre les principes de la fédération et de la décentralisation, PeerTube introduit une notion légèrement différente des autres plateformes : la possibilité pour un compte de créer et d’alimenter plusieurs chaînes. Cette différence peut sembler anodine mais elle est capitale dans la compréhension des usages possibles de la plateforme.
Avant notre collaboration, PeerTube proposait le même traitement visuel pour les pages compte et chaîne, entraînant une confusion pour les usager·es, surtout les occasionnel·les venant des plateformes propriétaires et habitué·es à consulter un « compte-chaîne » unique, bien identifié et uniformément reconnu.
Afin de bien démarquer ces deux entités, j’ai proposé quelques changements visuels. Aujourd’hui, les pages compte et chaîne sont traitées différemment et interfacées pour que l’usager·e comprenne comment ces deux dimensions dialoguent et puisse se situer, soit sur le compte de la créateurice, soit sur l’une de ses chaînes.
Cette différenciation a été étendue aux vues listes de vidéos au sein d’un prototype, qui sera peut-être appliqué dans le futur.
Chocobozzz et moi avons également retravaillé les filtres permettant d’ajuster la vue « listes de vidéos » :
Contenu : premiers prototypes de la page explicative du futur SepiaSearch
En tant que logiciel fédéré et décentralisé composant un paysage de centaines de ses installations, PeerTube ne dispose pas d’un moteur de recherche unique comme peut se le permettre YouTube.
Pour pallier à ce manque, un logiciel d’instanciation de moteur de recherche fut développé : prénommé SepiaSearch du nom de la fantastique mascotte Sépia dessinée par David Revoy, cet index de moteur peut être installé sur un serveur distant et « nourri » par une liste d’instances, d’où il ressortira toutes les vidéos correspondant à des termes de recherche.
J’ai proposé un prototype pour la page d’accueil expliquant le fonctionnement de cet index de recherche, aujourd’hui disponible à l’URL https://search.joinpeertube.org/
(1) Une instance est une installation du logiciel PeerTube hébergée sur un serveur.