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Forum PopScience — La ville de demain

Je vais tenter d’apporter une petite pierre à l’édifice de la « smart city », une petite pierre orientée design à toute la réflexion qui s’est déroulée durant la journée du 3 décembre au cœur de PopSciences. Je suis designer. J’adore poser des questions. J’en pose en permanence aux personnes avec qui je travaille et je m’en pose aussi énormément. Une grande part de mon métier consiste à poser des questions.

Le design, ce n’est pas QUE le joli mobilier très cher ou les belles interfaces d’applications, c’est tout le processus de questions que l’on se pose en amont, avant d’arriver à la chaise.

Il y a beaucoup de définitions du design, pour l’exercice de de soir je retiens celle d’Alain Findeli, chercheur et professeur de design industriel à Montréal et à Nimes, le design a pour tâche de maintenir ou d’augmenter l’habitabilité du monde.

Tiens, c’est intéressant ça, l’habitabilité. Parce que la Smart City, avant d’être smart, elle est habitée. Par des gens.

Et le design, avant toute chose, a une influence immense sur la vie des gens. Et pas rien qu’à travers une chaise. Quand on crée un dispositif, par exemple sur la commande d’une institution, que ce soit quelque chose de sensiblement inoffensif comme un outil numérique ou qu’il soit social ou administratif, on influe directement sur la vie des citoyennes et des citoyens : c’est nous qui décidons comment ils déclarent leurs impôts, comment ils accèdent à tel ou tel service de leur mairie, c’est nous qui décidons où est l’information, dans quel lieu physique ou sur quelle page web… nous façonnons leur quotidien et par conséquent, le rendons plus facile, ou plus difficile parfois. 

Du coup, quand on m’a demandé de parler de « smart city », j’ai commencé par la chose la plus logique : me poser des questions. Quand on dit « smart » city, ça veut dire quoi ? « Smart », l’intelligence, comment la définit-on aujourd’hui ? quelle différence entre l’intelligence humaine et l’intelligence d’un système numérique ? Et la ville ? Comment la définit-on ? Qu’est-ce qui a changé dans la façon dont nous construisons la ville au cours des vingt dernières années ? 

La smart city, la fameuse ville intelligente, à quoi ressemble-t-elle ? Pour qui devient-elle intelligente ? Dans quel but ? Est-elle seulement une posture ou a-t-elle un réel impact ? Sur qui exactement ? Comment mesurer l’impact de la smart city ?

Ce que nous allons tenter de faire durant les prochaines 20 minutes, c’est de nous poser des questions, les bonnes questions sur la smart city pour mieux la créer et mieux la planifier.

Voici les trois questions que l’on va se poser dans le cadre de cette intervention :

  • « Quelles sont les limites de la smart city ? »
  • « Qui conçoit la smart city, et pour qui ? »
  • « Quels impacts veut-on lui donner ?

« Quelles sont les limites de la smart city? »

Tout ce qui est « smart », je connais. Je suis designer. Le design a embrassé le numérique avec un enthousiasme démesuré. Mes confrères et consœurs en ont conçu un paquet, des « smart machins » qui commandent des trucs ou qui vous donnent la météo.
Utiles ou pas, c’est un autre débat, comme celui de savoir si ces gadgets sont suffisamment sécurisés.

Si vous aimez les smart machins, allez visiter le compte Twitter « Internet Of Shit » : on découvre qu’il existe (pour de vrai) un masque de confidentialité pour vos conversations téléphoniques. On suit les aventures passionnantes de personnes qui doivent « mettre à jour leur tasse » avant de boire leur café, ou d’autres qui ne peuvent pas mettre leur chauffage en marche à cause d’une coupure des serveurs chez le fabriquant. Chouette ! Mais bref, quittons la « smart home » et revenons à la ville.

L’internet des objets, produit des millions de devices.

En 2013, les objets connectés dans le monde consommaient déjà 616 TWh annuel, soit l’équivalent de la consommation électrique du Canada et de la Finlande réunis.En 2050, nous n’aurons simplement pas assez d’énergie pour alimenter nos objets.

Ce genre de conséquences, c’est ce que l’on appelle des externalités.

En parlant d’énergie, prenons le cas des smart trottinettes qui fleurissent partout. Le modèle sent le déjà-vu et pour cause, ce sont des micro-entrepreneurs qui se chargent de récupérer les trottinettes une fois la nuit tombée pour aller les recharger chez eux et les replacer au petit matin à un endroit imposé.

« Il va bientôt y avoir entre 2 000 et 3 000 trottinettes dans Paris : plus la demande sera forte, moins les chargeurs vont gagner d’argent. Il va falloir structurer cela, on a besoin du soutien de Lime et Bird, ainsi que celui du grand public », martèle David. David se demande si les chargeurs, qui se retrouvent parfois à deux ou trois sur la même trottinette avec une batterie vide, pourraient un jour en venir aux mains. David l’affirme sans hésiter : « On joue les rapaces. »

Externalité sociale et énergétique.

Ces startups mettent à disposition plus d’appareils que la demande n’en veut. Sans régulation de la part de l’état, les vélos se multiplient et s’entassent, créant non seulement des déchets mais privant les personnes à mobilité réduite d’un espace qui est déjà largement encombré par d’autres soucis de voirie.

Externalité de ressources.

« Smart », c’est un adjectif qu’on va devoir rapidement appliquer à nos business models. Cet article a été publié sur le Progrès le 5 novembre dernier et en dit long sur les externalités négatives produites par le numérique. Par sa simple existence et les règles qu’elle a mis en place « by design », AirBnB produit une conséquence inattendue : les propriétaires préfèrent louer leurs logements à des vacanciers qu’à des locataires, réduisant dangereusement l’offre locative en centre ville. Conséquence inattendue ? Ou prévisible mais pas prévue ?

Externalité sociétales.

Les limites de la smart city sont nombreuses. D’autres limites qui peuvent nous venir à l’esprit :

  • Détournements, hack, 
  • Manque de rigueur dans l’implémentation des systèmes, menant à des failles,
  • Complexification de systèmes qui étaient plus accessibles et simples avant technologisation,
  • Maintenance technique et numérique : la smart city génère de plus en plus de données qu’il fait héberger, traiter, mettre à disposition…
  • Déconnexion forcée : les smart services ne fonctionnent plus sans connexion,
  • Manque d’accessibilité : les smart solutions mettent de côté les personnes exclues de par leurs handicaps ou leur ostracisation numérique,
  • Non-respect de la vie privée,
  • Désintérêt des citoyen·ne·s pour des projets élaborés sans elles/eux, 
  • etc…

Il existe des outils qui permettent de chercher des poux sur le crâne de nos modèles innovants. Le « design fiction » en est un : à travers des scénarii plus ou moins réalistes et vraisemblables, on met notre modèle en scène dans un futur proche et probable.

Le studio « Design Friction » a conçu ce petit kit téléchargeable librement sur le net. Différents types de cartes permettent d’explorer des hypothèses plutôt négatives, pour tordre nos modèles dans tous les sens et prévoir ce qui pourrait mal se passer ou ce qui serait mal conçu au regard de l’environnement dans lequel le dispositif sera placé.

Quelles sont les limites de la Smart City ?
Devons-nous poser des limites ?
Tordre les modèles ?
Mesurer les ressources ?
Anticiper le pire pour planifier au mieux !

Qui conçoit la « Smart City », et pour qui ?

La Smart city parait simple. Quelques capteurs par ci par là, on attribue des budgets à des projets de startup innovantes, et hop, on obtient une ville propre, navigable, pratique… Pratique pour les personnes qui ont un smartphone, une tablette, des revenus suffisants, qui savent utiliser Internet, qui y ont accès… Une Smart City conçue avec la technologie comme finalité et pas comme moyen n’est pas une smart city innovante ni inclusive.

Mike Monteiro défend les « petites gens » et les minorités dans une conférence dédiée au changement systémique initié par des non designers. Nous designers ne sommes pas spéciaux ni exceptionnels. Notre empathie n’est pas suffisante. Nous devons dédier notre pratique aux gens autour de nous et les écouter, car ce sont eux qui vivent les choses.

Le studio Superflux crée des projets de design spéculatif qui nous permettent de nous projeter dans un futur différent d’aujourd’hui. Le projet Mitigation of Shock est une installation qui reproduit un appartement londonien en 2050, où la moitié du salon est occupée par des systèmes de culture de légumes et de champignons, et où le « smart fridge » répète en boucle qu’il n’y a plus de lait, sauf que les rayons des supermarchés sont vides.

Les designers James Auger et Jimmy Loizeau travaillent sur les données comme outils d’anticipation des ruptures amoureuses ou des crises cardiaques dans leur dernier projet.

We need to be participants to systems. If we lose the basic making skills, we are lost in front of a device.

James Auger dans le documentaire Ethics For Design de Gauthier Roussilhe

James Auger appuie l’importance que nous restions actrices et acteurs des systèmes, sinon nous perdons les capacités de base en fabrication d’objets, essentielles pour comprendre les artéfacts que nous avons devant nous. La Smart City ne doit pas abandonner les citoyennes et citoyens derrière des systèmes incompréhensibles.

Si la Smart City n’apporte pas les réponses adaptées aux besoins de ses habitantes et habitants, ils vont très certainement se débrouiller, et c’est tant mieux. Cartes participatives, collecte de données faites par des particuliers…

Il se passe des choses en dehors de la Smart City telle qu’on la conçoit dans les salles de réunion. Il se passe des choses hors les murs quand on laisse l’espace aux habitantes et habitants de faire des choses et de s’approprier des lieux. Le projet de la Cité Fertile propose 1 hectare pour imaginer la ville de demain.

Je vais vous parler de co-design, une méthode adoptée par quelques villes et pas mal de projets de design social et de services.

Mind The Gaps est un projet libre et ouvert (ouvert car si les projets restent fermés, leur impact est limité !). Ce projet est né entre la ville de Bordeaux et celle de Bristol en Angleterre. L’idée était de mesurer le bien-être des gens, quartier par quartier. L’accent a été mis sur des entretiens et des enquêtes conversationnelles qui parlaient le langage des habitantes et habitants et qui allait à la rencontre du public pour écouter ce qu’il avait à dire.

Résultat : une connaissance extrêmement fine du bien-être des citoyennes et citoyens ainsi qu’une approche humaine très riche de leur perception individuelle de ce que le bien-être en ville signifie, surtout dans des quartiers défavorisés.

[Vidéo de la présentation du projet lors de la conférence BlendWebMix]

« On s’aperçoit que la technologie ne peut pas résoudre à elle seule des problèmes fondamentalement humains et politiques »

Qui conçoit la smart city, et pour qui ?
La tech est-elle un moyen ou une fin ?
Des espaces d’expérimentation libre ?
Être conscient·e·s des oppressions sociales ?
Co-concevoir avec les citoyen·ne·s !

Quels impacts veut-on donner à la « Smart City » ?

Doit-on mettre à disposition des données de qualité d’air ?
OU
Doit-on s’en servir pour traiter les causes de la mauvaise qualité ?

Doit-on fluidifier le trafic automobile et le stationnement
OU
Doit-on pousser une infrastructure qui privilégie les modes doux ?

Doit-on proposer une politique urbaine unifiée
OU
Doit-on proposer une réflexion quartier par quartier ?

Doit-on faire du consultatif ou du participatif ?

Toutes ces questions définissent la façon même d’envisager la « Smart City ». Elles auront des conséquences sur la manière de réfléchir, de planifier, de réaliser et de mesurer ensuite. Certaines décisions auront de l’impact sur l’acceptabilité des projets par les citoyennes et les citoyens.

La « Smart City » n’est pas que l’affaire des décideurs et des grands groupes. C’est l’affaire de tous et toutes.

La ville d’Auckland s’est dotée il y a quelques années d’un véritable studio de co-design, le Auckland Co Design Lab. Ce laboratoire pluridsiciplinaire s’attèle à des problématiques sociétales variées avec une approche très humaine :

  • Mortalité infantile dans les quartiers défavorisés
  • Inclusion des minorités dans le monde du travail
  • Préparation des jeunes à l’entrée dans le monde du travail
  • Solutions pour contrer la conduite sans permis dans les quartiers défavorisés
  • Amélioration de la sécurité de l’immobilier locatif en partenariat avec les bailleurs

La collecte de données et la « Smart City » servent ici des objectifs bien loins des jolies flottes de voitures autonomes que nous promet Elon Musk. Et pourtant, les réponses au problèmes abordés sont le futur ciment d’une ville inclusive, ouverte et flexible.

En Angleterre, la demande d’aides sociales a été totalement dématérialisée et ne se fait plus QUE par Internet. J’ai du mal à croire que le gouvernement ait pu prendre cette décision sans être conscient des inégalités sociales et du fait que les personnes les plus vulnérables de la société sont celles qui ont le moins accès à Internet et dont les capacités financières les empêche de s’informer et d’être autonome en ligne.
Est-ce de l’exclusion sociale by design ? En tout cas, ça y ressemble.

Quels impacts veut-on donner à la « Smart City » ?
Comment définir et mesurer les objectifs ?
Comment penser social, culturel, géographique et économique ?
Définir le vivre-ensemble à atteindre !

Je vous propose quatre principes pour résumer toutes les actions dont nous venons de parler et nous aider à guider la Smart City de demain :

  • Prospérité : proposer un nouveau modèle de société, non basé sur la croissance exponentielle mais sur la juste mesure des ressources pour viser non pas l’enrichissement mais la stabilité,
  • Résilience : concevoir une « Smart City » résiliente au possible, dont le fonctionnement dépend le moins possible de la grille,
  • Dignité : concevoir une ville qui n’exclura personne et qui s’attèlera à restaurer la dignité du vivant dans son ensemble,
  • Circularité : gérer les ressources du système ville de manière circulaire, réfléchir à de nouveaux modèles économiques circulaires.

La « Smart City » intelligente et résiliente :

  • Écoute les citoyen·ne·s dans leur quotidien, parle avec 
leurs mots,
  • Implique les citoyen·ne·s dans la conception des smart solutions,
  • Mobilise la « juste » ressource,
  • Partage avec d’autres villes, accueille d’autres corporations,
  • Nourrit et encourage les tiers-lieux.????????????????????????‍⚕️????????‍????????????‍????????????‍????????????‍♀️????????‍♀️????????‍????????????‍⚖️????????‍????????????????????‍????????????????????????????
    La ville intelligente, c’est :
  • assurer à tout le monde une ville adaptée, adaptable et habitable,
  • c’est une ville consciente des enjeux sociétaux et qui ose les adresser.

Hâte de voir ce que Smart Lyon nous réserve !