Dans le cadre des cours que je propose au sein du Master of Science Stratégie et Design pour l’Anthropocène, j’invite les promotions successives à se poser la question de la redirection de nos outils et méthodes de design et d’organisation.
Comme on ne peut pas aborder une situation inédite avec les concepts du passé, il est tout aussi impossible d’utiliser les outils et les modèles mentaux engendrés par le business-as-usual, sous peine d’amener avec nous les clichés qu’ils véhiculent sans forcément trouver l’espace de les questionner.
Cette année, les étudiant·es de la promotion 3 ont exploré avec moi la potentielle redirection de matrices connues et utilisées un peu partout pour modéliser et gérer des blocs organisationnels ou stratégiques. Vous connaissez certainement quelques uns de ces outils : les matrices SWOT et PESTEL, le modèle des forces de Porter, le Business Model Canvas, j’en passe. 1
Pour expérimenter ensemble le design et la redirection, nous avons tenté de rediriger un de ces outils de modélisation stratégique afin de le remettre en question et tenter de l’adapter aux enjeux imposés par l’Anthropocène et au cadre de la redirection écologique.
Stakeholder Mapping, cartographie des parties prenantes
Parmi la liste des outils repérés par les membres de notre petit groupe (voir liste ci-dessous), nous avons voté pour la méthode de cartographie des parties prenantes, ou Stakeholder mapping.
Si la méthode a des variantes, sa forme la plus commune est celle d’un tableau à deux entrées, permettant de placer les parties prenantes relatives à une organisation selon leur intérêt à soutenir cette dernière, puis selon leur pouvoir sur l’organisation :
En guise d’introduction et de familiarisation, nous avons fait le tour de ce que cette modélisation propose et de ses implicites, puis avons commencé à lister ce que nous devrions supprimer, conserver, ajouter ou réaffecter pour le rediriger, selon la matrice d’arbitrage de Diego Landivar et Victor Ecrement proposée notamment dans la Fresque du Renoncement :
Dans les problèmes relevés, ce modèle :
- assume que les parties prenantes « sans pouvoir » sont inintéressantes alors que dans le cadre de l’Anthropocène, elles sont souvent des sentinelles et le savoir pertinent est entre leurs mains,
- propose une projection très individualiste : l’organisation est encore et toujours le centre de l’attention, isolée de son environnement et capable d’analyser ses parties prenantes hors de tout autre contexte que leur pouvoir, influence et intérêt,
- tend à faire se reproduire les schémas de pouvoir : comment ce modèle sera rempli, sera-t-il le reflet de la hiérarchie en place ?
La supposition la plus prégnante dans ce modèle a attrait à la nature même de « parties prenantes », et comment leur définition et leur sélection est faite en pratique. Là encore, on suppose que pas mal de biais entrent en jeux…
Méthodologie pour la redirection
Je suis friande de faire osciller une équipe de travail entre une phase d’idéation individuelle et une phase de mise en commun. Nous avons donc passé deux après-midi à diverger puis converger, depuis l’analyse primaire de l’outil vers la formulation d’alternatives.
J’ai proposé au groupe de se séparer en plusieurs petits groupes pour multiplier les cheminements et les propositions.
Garder la forme, jouer avec le fond
Un premier groupe est parti de la forme historique de la cartographie des parties prenantes : en gardant les deux axes de classification, on arrive avec un outil qui garde toute sa familiarité sans effrayer ou repousser les acteurs et actrices avec lesquelles nous allons la travailler.
Les deux axes, par contre, racontent une toute autre histoire :
- en lieu et place du « pouvoir » de chaque partie prenante, on parle dorénavant d’agentivité,
- l’intérêt est redirigé vers l’intérêt pour la redirection écologique, permettant au passage d’identifier des allié·es potentielles.
Cette cartographie est destinée à être utilisée principalement au sein d’un projet défini et pourra servir en sous-main de « garde fou » de la redirection écologique, tout en permettant d’identifier des actant·es et des parties prenantes marginales non-humaines, et en donnant corps aux interactions et aux intensités.
Recentrer autour du trouble
La redirection écologique impose une remise en question totale de nos perceptions, nos attendus, nos représentations déjà établies. Cette cartographie propose d’exploser l’exercice initial à deux axes et remet au centre de la discussion l’action de mettre le doigt sur l’actant·e principale qui produit le trouble.
Dans cet exemple, le trouble est représenté par la neige, d’où va partir tout le réseau des parties prenantes, autour d’axes comme la technologie, le bien-être, le politique, l’affectif / les attachements, l’environnement, les relations, l’économie. Des relations et des liens d’interdépendance peuvent ensuite être tissés entre des natures d’acteur·ices, organisations, non-humain·es, communautés d’intérêt, etc. Cet angle d’attaque utilise le trouble à deux échelles : celui de se retrouver devant un outil qui force à modéliser les choses à partir de l’absence future d’un actant essentiel, et celui de partir de cet actant pour se représenter d’une manière qui en termine enfin avec le hors-sol.
D’autres angles de redirection
Mes « cours » se déroulent plutôt comme des ateliers collaboratifs, et moi aussi j’y participe et propose mes hypothèses au même titre que les étudiant·es. Pour élaborer des hypothèses de redirection de cet outil de cartographie des parties prenantes, je suis partie de cette visualisation, exemple de réalisation de cartographie circulaire en « oignon » réalisable avec un logiciel dédié, Concept Draw :
La formalisation en cercles concentriques m’a attirée pour plusieurs raisons : on peut ajouter autant de dimensions que l’on souhaite, là où le diagramme à deux axes original était limité ; on peut ensuite scinder chaque cercle en différentes dimensions. La variation évidente est le diagramme de Venn, que j’ai aussi mis à l’épreuve des contraintes imposées par l’Anthropocène. À partir de là, j’ai essayé de représenter la notion de partie prenante avec l’organisation comme point central :
Ce premier diagramme place l’organisation à l’intersection de trois dimensions : le système terre, les conditions de son habitabilité et de son maintien, la Technosphère et les « conventions humaines » :
- les conditions de maintien de l’habitabilité ne sont pas négociables, les parties prenantes appartenant à cette dimension garderont un impact soutenu et long terme sur l’organisation, qui devra s’assurer de respecter leurs contraintes. Si elles ne font pas encore partie de la culture de l’organisation, ces contraintes devront faire partie du contexte stratégique et des modalités de prise de décision.
- la Technosphère ne permet que peu d’espace de négociation, notamment face aux limites thermodynamiques et aux quantités disponibles de matières extractibles. Les acteurs de la Technosphère sont généralement ceux à qui on doit renoncer, et décider démocratiquement comment y renoncer.
- les conventions sont contractuelles et peuvent être négociées, en fonction de la partie prenante impliquée et de son périmètre de pouvoir et d’action. La problématique principale sera de décider comment nous choisissons de les impliquer au sein de nos protocoles de renoncement.
La suite de l’exercice consisterait à inviter différents membres de l’organisation à identifier les parties prenantes appartenant à chaque dimension, en s’inspirant des exemples donnés.
Cet exercice aurait des apports concrets de plusieurs natures :
- faire prendre le temps à l’organisation d’identifier des parties prenantes marginalisées ou invisibilisées (volontairement ou non),
- évaluer les possibilités de négociation avec chacune de ces parties prenantes pour guider des décisions stratégiques.
J’ai envisagé une deuxième représentation qui permettrait le même type de guidage d’une organisation dans sa découverte de parties prenantes plus ou moins évincées par le business-as-usual :
Chaque cercle concentrique représente une couche de plus en plus éloignée de parties prenantes. Au delà des acteurs classiques (parties prenantes en interne, partenaires, parties prenantes marginales humaines et non humaines), j’ai choisi de faire figurer les influences politiques, légales et techniques, ainsi que les forces thermodynamiques, systémiques et les ressources.
L’apposition d’icônes pourrait permettre de faire ressortir des saillances. Conflits, poids, pouvoir, temporalité, économie, possibilité de négociation, etc.
Grâce au remplissage de cette cartographie, on pourrait aider l’organisation à identifier les conflits, mettre en lumière les relations déséquilibrées entre parties prenantes, le champ d’action que l’organisation peut espérer avoir avec elles, ainsi que révéler les parties prenantes marginales et invisibilisées.
Conclusion
La redirection écologique est un exercice d’équilibriste, enchâssé dans un monde stable et organisé en apparences, tentant d’y insérer du trouble et de la renonciation. Rediriger un outil de gestion requiert le même type de compromis : comment continuer à utiliser les codes sémiologiques et stratégiques du monde organisé, tout en instillant des notions et des pratiques en décalage, voire antinomiques ?
Avec ces cartographies, nous tentons de mettre à disposition des redirectionnistes des outils de médiation qui leur permettront d’accompagner des organisations ou des personnes tout au long de leur cheminement vers une prise de conscience, des arbitrages et des renoncements.
Apprentissages
Bientôt, vous pourrez lire ici des témoignages des étudiant·es qui ont travaillé sur cet exercice…
1Liste des outils repérés par l’équipe :
5 forces de Porter, Analyse PESTEL, 5 Step Strategy (Lafley Martin), Theory of Change, Google’s HEART framework, Analyse SWOT, Eisenhower matrix, 5 whys / méthode des 5 pourquoi, KPI cockpit (Management cockpit), AARRR framework, Elements of consumer value pyramid (Bain), Perceived value analysis (valeur perçue), Ishikawa, Stakeholder mapping / analysis, North Star framework, 17 Sustainable Development Goals (UN), Permaculture Design Principles, Ecovillage map of regeneration, Phantom object, Design the box, Tension analysis, Gartner Hype Cycle, Golden Circle (Simon Sinek), User Story, Personas / use cases, BCG Matrix, McKinsey Matrix, Design to X (cost, value…), Product Life Cycle, Adoption Curve, Double Materiality, Double Diamond, Return on Time Invested (ROTI), Platform Design Toolkit, Conjoint Analysis, Value Proposition canvas, Ikigai Venn diagram, 3 horizons, GANTT, Growth objectives (in sales, in volume, in margin…), Doughnut Design for Business, Impact Score, Patagonia’s business model
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