Qu’avons-nous fait ? La tech est-elle sexiste, raciste, validiste… ? Transcript de l’intervention proposée par Marie-Cécile Paccard et Goulven Champenois à Codeurs en Seine 2017 le 23 novembre.
Il est difficile de se le cacher : notre industrie est loin d’être des plus diversifiées. Autour de nous, beaucoup de personnes collent aux mêmes stéréotypes. Les intrus sont facilement repérables…
Dans le monde de la “tech”, beaucoup d’hommes. Les femmes ? Trop peu nombreuses par rapport à leur part dans la population mondiale, et trop souvent cantonnées à des emplois administratifs ou dans les fonctions support. Les personnes racisées ? Pareil : Google emploie moins de 5% de personnes noires. Autour de vous au travail, avez-vous beaucoup de collègues handicapé·es, concerné·es par une maladie chronique ou mentale ? Savez-vous ce qu’est la fibromyalgie, l’endométriose ou le syndrome d’Asperger, et leurs conséquences sur la vie des personnes concernées ? Comment cela a-t-il changé votre regard sur votre métier, votre industrie ? Pour nous, cela l’a beaucoup changé.
Avant même de parler de genre, ethnie ou handicap, un exemple qui peut sembler anodin : votre nom. Une oratrice à Paris Web nous racontait son expérience : son prénom et son nom de famille comportent chacun DEUX caractères. Oui, vous avez bien lu. Quatre au total, avec un espace au milieu. Le problème, c’est qu’un nombre effrayant de formulaires lui hurlent au visage que son nom ou son prénom ne sont pas conformes. Sauf que si, puisque c’est son état civil officiel. Dans certaines régions du monde, et pour les gens qui en sont originaires, la notion de nom et de prénom sont différentes. À ce sujet, l’article “Noms de personnes à travers le monde” montre que le concept de nom et prénom est spécifique à la France métropolitaine. Rien qu’en Allemagne, le titre honorifique fait partie intégrante de la personne et l’oublier serait un affront. Enfermé·es dans notre pratique quotidienne et dans notre bulle sociale, nous oublions trop souvent ce genre de détails.
La solution la plus englobante (et la plus simple) consisterait à demander aux gens “Comment souhaitez-vous que nous nous adressions à vous ?” et de proposer un champ texte sans contraintes de forme ni de longueur. Certes, c’est moins joli dans la base de données et c’est moins normé. Mais êtes vous sûr·es que ces “cas particuliers” sont si particuliers que cela ?
Parfois, il arrive qu’un formulaire nous demande des informations que nous n’avons pas envie de donner. Julien a 19 ans, il souhaite s’inscrire sur un site de job-dating. Au cours du processus, on l’oblige à choisir un genre : femme ou homme. Seulement, Julien est un homme trans qui vient de se faire couper les vivres par ses parents suite à une dispute au sujet de son souhait d’entamer une transition. Ce n’est vraiment pas le moment pour le questionner sur son genre, surtout de la part d’un formulaire qui n’a pas besoin de le savoir. Rappelons que la discrimination à l’embauche est illégale… Julien, lui, a été forcé de faire face à sa situation une fois encore, tout cela à cause d’une habitude technique peu fondée. Peut-être est-il pertinent de nous remettre en question de temps en temps : ce fameux champ “sexe” ou “genre”, en a-t-on vraiment besoin ?
Aujourd’hui, Jenny se connecte à Facebook car un ami avec lequel elle renoue l’a invitée à sa crémaillère, pour laquelle il a créé un événement. Sauf que Facebook l’accueille avec une “célébration” de son amitié avec… Maëlle, sa sœur décédée quelques mois auparavant. Jenny n’avait pas eu la force de désactiver le compte Facebook de Maëlle. Elle aussi se retrouve forcée à faire face à un traumatisme, le tout emballé dans des illustrations festives et de la musique joyeuse. Et Jenny est loin d’être la seule à subir ce genre de rappels absolument pas sollicités de la part des médias sociaux.
Quel rapport avec le code ? Toutes les situations décrites ci-dessus sont le résultat de choix de conception et de développement. Souvent, ces choix sont inconscients, et produisent des résultats inattendus.
Le code, c’est de l’UX. Choisir de séparer un processus de paiement en ligne en plusieurs étapes va influer sur l’expérience utilisateur. La formulation d’un label sur un bouton tout autant. Choisir d’accueillir les utilisatrices et utilisateurs avec un message qui se retrouve être offensant ou vexant, c’est issu d’une décision consciente.
“Mais c’est juste pour le fun ! C’est une fonctionnalité sympa qu’on pensait inoffensive ! (et qu’on aime bien parce qu’elle nous permet de mieux engager nos utilisateurs !)— Oui, pour vous elle le paraissait. Sauf qu’il existe une diversité infinie de personnes et de situations qui feront de votre clin d’œil quelque chose de pas si positif que cela.
Et si subitement, toutes les conférences où vous alliez n’avaient que des t-shirts en modèle femme ? “vous n’avez qu’à prendre un modèle XL, ça vous fera un joli pyjama !”. Hé oui, c’est l’expérience que de très nombreuses femmes dans la tech subissent à bien des événements, repartant avec un t-shirt “parachute” qu’elles ne pourront jamais porter. Autant de “Il n’y a pas votre taille” qui leur rappellent que leur accueil n’est pas si important que cela.
Croire que nos préférences personnelles vont convenir au plus grand nombre, c’est un biais cognitif.
Si vous regardez l’image ci-contre et pensez “oh, un cœur !” avant de penser à un nuage, c’est que vous vous êtes laissé-e prendre par le biais cognitif de l’anthropomorphisme, celui-là même qui nous permet de voir un visage sur un toast grillé. Même s’il est relativement inoffensif, certains autres biais le sont bien moins.
À ce jour, 175 biais cognitifs ont été repérés et documentés. Notre cerveau est fantastique, mais devant des problèmes complexes, il cherche à prendre des raccourcis. Buster Benson a recensé 4 grands groupes de problèmes :
- traiter le surplus d’information,
- trouver du sens dans ce que nous voyons,
- agir vite et être efficace,
- retenir l’important.
On connait souvent le biais de confirmation qui nous permet de formuler de grandes généralités à partir de deux informations qui se ressemblent. Le biais intitulé “naive realism” par exemple, est celui qui nous fait croire que nous sommes forcément objectifs et objectives et que les gens qui ne sont pas d’accord avec nous sont forcément biaisés ou mal informés. Tout de suite, c’est plus enclin à nous induire en erreur.
Tous ces biais personnels se retrouvent, amplifiés, dans la société, et forment un cadre invisible qui guide nos pensées, nous encourageant à suivre des instincts primitifs plutôt que d’utiliser notre capacité de réflexion et de compréhension de l’autre. Quand ces biais cognitifs sont perpétués, sciemment ou inconsciemment, la société dans son ensemble devient de plus en plus sexiste, raciste, validiste, et j’en passe.
Nous pourrions donner de nombreux exemples mais nous n’en citerons qu’un, particulièrement choquant : la chaîne britannique Channel 4 a récemment diffusé une série-documentaire intitulée “Benefits Street”, exposant une rue de Birmingham où 90% des habitants vivent soit-disant des aides sociales. Comme on peut s’y attendre, cette série ne brille pas par sa bienveillance, alors qu’elle aurait tout à fait pu utiliser ce sujet pour montrer les violences administratives et sociétales que vit la population plongée ou maintenue dans la pauvreté par des choix politiques contestables.
Reconnaissez-vous l’icône sur l’image ci-contre ? C’est Rosie la riveteuse. Si on voulait parler des femmes et des métiers “d’homme”, il y aurait beaucoup à dire. Mais arrêtons-nous sur le cas de Julia Serrano et de son livre Whipping Girl. Elle y explique qu’une vidéaste trans a constaté qu’après sa transition, ses clients se sont mis à critiquer ses choix techniques et ses moindres décisions, ce qui n’était pas du tout le cas tant que son identité de genre exprimée était celle des standards masculins.
Sans avoir eu jusqu’à passer par un processus de transition, Martin Schneider s’est tout-à-coup rendu compte que ses clients le reprenaient et critiquaient son travail de manière systématique. Il a vite trouvé pourquoi : ses e-mails étaient signés “Nicole”, le nom de sa collègue, depuis quelques jours. Intrigués, ils ont choisi de pousser l’expérience et volontairement inversé leurs signatures pendant une semaine. Lui a vécu une semaine exécrable, pendant que la productivité de sa collègue s’envolait. De quoi nous convaincre que la surreprésentation des hommes dans certains métiers n’est pas dû à leur plus grande compétence mais à l’illusion que les femmes le sont moins.
Au passage, avez-vous remarqué que Siri, Google Home et Cortana ont toutes des voix de femme ? Ce n’est pas pour des raisons techniques : il n’est pas plus facile de synthétiser une voix de femme qu’une voix d’homme, mais juste parce qu’une très grande partie de la population se sent plus à l’aise à donner des ordres à une femme qu’à un homme. La société perpétue encore ce biais sexiste et attend d’une femme qu’elle soit douce et obéissante.
Alors voilà, la tech manque de diversité, que ce soit dans l’édition d’applications ou dans la création de jeux comme l’illustre cette photo d’une équipe de développement de jeu vidéo entièrement blanche, et quasi exclusivement masculine. En quoi est-ce problématique ? Tout simplement parce qu’il est difficile d’anticiper les situations que vivent des personnes qui ne nous ressemblent pas sans vivre à leur contact. Une équipe moins diverse produit des outils et des artéfacts moins adaptés à la mixité de personnes et de situations, tout simplement car elle ne comprend pas suffisamment de personnes diverses qui pourraient repérer ces manques dès la conception.
Cela donne parfois lieu à des bourdes risibles, comme ce matelas pneumatique molletonné qui, par sa couleur et sa forme, ressemble à s’y méprendre à une serviette hygiénique géante. Il aurait suffi de montrer le prototype à une seule femme pour se rendre compte que le produit serait ridicule…
Parfois c’est plus grave : la vidéo d’un distributeur automatique de savon qui ne fonctionne que quand une main blanche se présente a récemment fait le tour de Twitter. Le produit n’ayant jamais été testé avec des personnes de couleur, il est raciste. La solution était simple pourtant : tester avec un échantillon représentatif de la population, c’est bien le minimum pour un produit destiné à être utilisé par toute la population.
Il y a aujourd’hui plus de PDG nommés David que de femmes PDG aux USA. C’est aberrant ! En discutant avec des gens, on s’est rendu compte qu’en France aujourd’hui dans de nombreuses équipes il y a plus de David, de Nicolas, de Thomas… que de femmes. À l’heure où la parité fait timidement son entrée au gouvernement, il est impensable de laisser les décisions du secteur privé entre les mains d’une poignée d’hommes. Et pourtant, c’est le cas. Et au-delà du genre, il y a 13% d’afro-américains aux États-Unis, mais seulement 4% dans une entreprise aussi gigantesque que Google — et le chiffre réduit à vue d’œil à mesure que l’on monte dans les niveaux hiérarchiques.
Goulven et moi sommes tous les deux blancs, éduqués et valides, et même si nous nous renseignons et cherchons à déconstruire nos privilèges respectifs, nous réalisons encore trop souvent qu’il nous vient des idées ou réactions qui ne correspondent pas à nos convictions. Nous faisons partie du problème, mais nous avons activement choisi de faire partie de la solution, ou tout du moins de faire de notre mieux en ce sens.
Il s’avère qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes toutes et tous dotés d’un super-pouvoir : l’empathie. Cette faculté nous permet de ressentir et partager les émotions d’autres personnes, et ainsi de comprendre leurs motivations. Un outil fantastique, et même indispensable, pour vivre en société !
Attention cependant : très souvent on confond la projection ou l’identification avec l’empathie. La projection consiste à penser à la place de l’autre, et c’est ce qui s’est passé dans tous les exemples que nous avons cité plus haut : quelqu’un a pensé à la place de l’immense diversité des utilisatrices et utilisateurs et nié leur altérité. Dans l’identification, on se met à la place de l’autre, c’est déjà mieux mais le risque existe encore de prendre des décisions inappropriées en s’appropriant le ressenti de l’autre. L’empathie, en revanche, c’est ressentir et partager les émotions d’autrui, sans confusion entre soi et l’autre. Ce n’est pas souffrir avec l’autre, ce qui peut être paralysant, c’est accepter que l’autre souffre et comprendre la cause de cette souffrance.
Mais rendons cela plus concret. Connaissez-vous le chansigne ? C’est une forme artistique de poésie où une personne traduit une chanson en langue des signes. Un soir, Goulven est allé voir un spectacle de poésie bilingue français-LSF (Langue des Signes Français). C’était très émouvant d’entendre les autrices lire leurs poèmes, et de voir les traductrices leur donner chair et vie. Puis est venu l’entracte. Et là, dans un grand silence, toute l’audience parlait en LSF… Il n’a donc pas osé entamer la conversation, incapable de deviner qui pouvait l’entendre, et a donc passé de longues minutes à attendre la suite du spectacle. Loin d’être traumatisante pour lui, cette expérience a été l’occasion de ressentir, un court moment, l’expérience quotidienne de personnes sourdes ou qui ne parlent pas forcément la langue des gens qui les entourent. Le handicap, après tout, n’arrive que quand une personne n’est pas dans un environnement adapté à elle. Il suffit à nous, valides, d’adapter notre environnement pour le rendre plus inclusif, et les personnes handicapées ne s’en sentiront que moins mises à l’écart.
Une autre manière d’entrainer votre empathie consiste à lire les témoignages partagés courageusement par des personnes victimes de discrimination, en les acceptant et sans les remettre en question. Les hashtags (pardon, mot-dièse) #MeToo et #MoiAussi sont l’occasion pour les hommes d’ouvrir les yeux sur l’ampleur du problème — et d’apprendre les moyens de changer les choses. Nous pouvons citer également les sites Paye Ta Shnek et toutes ses déclinaisons par métier.
Nous pouvons faire l’effort de diversifier nos sources d’informations, par exemple en suivant des femmes et des personnes de couleur sur Twitter/Facebook/Instagram/etc. Saviez-vous qu’un grand nombre de personnes influentes dans l’informatique n’ont pas fait cet effort sur leur compte Twitter ? Pa exemple, Elon Musk ne suit que des hommes ou des marques. Quelle vision du monde peuvent-ils avoir avec de telles œillères ? C’est grâce aux efforts d’éducation que font de nombreuses personnes concernées que, de fil en aiguille, Marie-Cécile a découvert le concept de “misogynoir”, une forme de misogynie spécifique, centrée et exprimée envers les femmes noires. Le phénomène existe, il est étudié et documenté, et pourtant très peu de gens en ont connaissance s’ils ne font pas l’effort de suivre des afroféministes. Sans avoir connaissance d’un problème, on ne peut pas faire en sorte d’agir pour le diminuer.
Dernière chose : même si ces témoignages mettent à mal votre vision du monde, ne cédez pas à la tentation de douter du message ou de critiquer la messagère ou le messager. Cela peut choquer d’apprendre qu’un acteur, réalisateur, ou chanteur qui nous a servi de modèle à une époque de notre vie pouvait avoir des gestes et des paroles déplacées, et c’est une réaction bien normale. Mais bien trop de personnes ont abusé de leur notoriété pour faire taire leurs victimes, aggravant par là leur crime et le malaise ressenti par les personnes bien souvent détruites par l’agression. Et trop souvent, ce malaise n’est qu’amplifié par des personnes qui ne veulent pas croire les victimes.
Mais revenons à la question initiale : pourquoi un déséquilibre hormonal dans l’informatique est un problème.
Dans un article publié le 1er janvier 2000, soit juste après que le bug de l’an 2000 ait été évité de justesse, Lawrence Lessig a révélé l’importance de l’informatique : le code est force de loi. En effet, chaque site et chaque application impose ses propres règles aux utilisatrices et utilisateurs, sans que celles-ci ne puissent ni contrôler ni influer en-dehors des degrés de liberté offerts par les développeurs. Le code définit ce qu’il est possible d’expérimenter ou pas.
“La loi, c’est nous” quand nos décisions influencent ou contrôlent l’expérience des personnes qui utilisent nos artefacts. Et c’est une lourde responsabilité. Un grand nombre de nos décisions peuvent faire la différence entre un site ou application oppressive ou bienveillante. À nous toutes et tous d’agir car même si ces décisions peuvent nous paraître mineures, pour les personnes concernées elles apporteront un confort non négligeable. Il est facile de se dire que ce ne sont que des détails. Mais pour une femme, une personne de couleur, handicapée, souffrant de maladies mentales, une personne non binaire ou transgenre, ces petits détails sont autant d’occasions pour la société de leur répéter : “tu n’es pas comme les autres. Tu n’as pas ta place ici. Tu ne remplis pas les bonnes cases”.
Alors oui, la loi, c’est nous. Comme le martèle Mike Monteiro : “all design is political”. Chaque choix de conception est un choix politique, et peu importe notre influence réelle ou imaginée, comme dit très justement Thordis Elva : avec le privilège d’avoir une voix vient la responsabilité de s’en servir.
Nous qui pouvons écrire les détails et les lois du monde d’aujourd’hui et de demain, nous avons donc le devoir d’utiliser ce pouvoir pour rendre le monde meilleur qu’il n’est actuellement. Un choix tel que l’arrêt du support navigateur pour des versions un brin obsolètes peut suffire à exclure toutes les personnes qui n’ont pas les moyens, même temporairement, de renouveler leur matériel informatique.
Et la première manière de s’assurer que d’autres personnes peuvent utiliser confortablement les services que nous proposons, c’est de leur faire tester. C’est l’occasion de repérer les fauteurs de troubles de l’attention, les formulations sexistes ou hétérocentrées comme le titre d’une newsletter de St Valentin du genre “Madame, faites plaisir à Monsieur !”, rien ne certifie que Madame ne soit pas 1/ célibataire et fatiguée qu’on le lui rappelle, ou 2/ avec autre chose qu’un Monsieur.
En testant, nous apprenons comment d’autres personnes utilisent l’informatique et les services concurrents, ce qui est utile pour prioriser les fonctionnalités ou inclure celles qui sont absolument indispensables pour l’adoption du produit.
Même sans faire de tests officiels, on peut demander l’avis des collègues, pour peu qu’on travaille dans une équipe mixte. D’ailleurs, s’il paraît difficile de recruter des femmes en informatique, c’est parce que ce domaine est associé aux hommes — à tort, et à rebours de l’Histoire. Il ne l’a pas toujours été : vous trouverez un bref historique et des chiffres-clés dans la présentation “Pourquoi tous les développeurs sont-ils barbus ?”, donnée par Goulven à MiXiT 2017.
Il se dit que la pression sociale pousse les hommes à postuler à des offres où ils n’ont que 70% des compétences demandées, alors que les femmes n’oseront envoyer de candidature que si elles se sentent à 100% à la hauteur du poste. C’est pour cela qu’il arrive bien plus de candidatures d’hommes que de femmes, et qu’il faut non seulement remanier les offres d’emploi pour être un peu plus réalistes, mais également activer nos réseaux pour motiver les candidates à postuler. Et cela vaut pour les conférences : pour tendre vers la parité, il faut prendre le temps de chercher et contacter des femmes dans les domaines souhaités. Il existe même des listes pour vous aider dans cette recherche. Ce n’est pas en poussant les femmes à faire encore plus d’efforts que nous allons changer toute la société machiste qui les entoure. C’est en remettant en question les mécanismes systémiques qui les éloignent des milieux de la tech que nous ferons avancer les choses.
L’étape suivante c’est la discrimination positive, qui est un bon moyen de faire avancer rapidement les choses vers plus de diversité et de représentativité. Notamment parce que nombre de biais cognitifs encouragent inconsciemment à recruter des personnes qui nous ressemblent, et donc à être plus critique face aux CVs de femmes, de personnes de couleur, porteuses de handicaps, etc. La discrimination positive, c’est donner la priorité à la mixité et la représentativité. On vous assure que la qualité suivra : il y a nombre de talents et d’idées fantastiques au sein des communautés et des classes sous-représentées.
Une fois passé le formulaire d’inscription à Facebook qui ne propose qu’un choix binaire, on trouve enfin des options plus souples pour exprimer son genre : homme, femme, ne préfère pas répondre, ou du texte libre. Nous vous invitons à vous poser la question : à quoi sert de demander le genre des personnes ? Dans la rue, on ne se permet pas d’aller demander aux gens à quel genre ils s’identifient. Ça ne se fait pas, et pourtant énormément de services et d’applications se permettent cette intrusion dans l’intimité de leurs utilisateurs.
Au passage, nombre de couples utilisent un seul compte e-mail pour deux, dans ce cas-là la donnée de genre perd toute pertinence.
Donner la possibilité aux personnes de s’identifier comme elles le souhaitent sur le spectre du genre, c’est leur donner enfin la chance de se trouver représenté-es. La représentativité est essentielle pour que la diversité des individus soit représentative du monde que nous habitons. Quand Diogenes Brito a choisi, après moultes hésitations, d’utiliser une main noire pour la bannière annonçant l’arrivée de la fonctionnalité “Ajouter à Slack”, il a rapidement vu des dizaines de messages de personnes pour qui ce petit geste signifiait beaucoup, tant dans l’entreprise qu’en-dehors.
Un autre exemple de représentation réussie : le film Wonder Woman qui — en dehors de tout jugement sur sa qualité générale — a enfin mis sur le devant de la scène une femme puissante qui se bat à armes égales au milieu d’autres personnages masculins. Patty Jenkins, réalisatrice du film, a reçu avec beaucoup d’émotion des témoignages de petites filles qui, quelques jours après la sortie de Wonder Woman au cinéma, s’étaient déjà emparées du personnage de Diana Prince. Entourées de modèles quasiment tous masculins et blancs, les personnes qui ne se retrouvent pas dans ces héros uniformes attendent en silence sans trouver l’inspiration de se sentir, elles aussi, dignes de figurer au cinéma ou dans les médias.
Le déterminisme linguistique est la théorie selon laquelle le vocabulaire mis à notre disposition façonne la manière dont nous pouvons voir le monde. Si on vous dit : “le féminin l’emporte sur le masculin”, ça vous choque ? Si oui, pourquoi le contraire, “le masculin l’emporte”, ne serait pas tout aussi choquant ? Cette règle est très jeune au regard de la langue française telle que nous la connaissons. C’est au cours du XVIIe siècle qu’une entreprise de masculinisation massive de la langue a eu lieu, notamment impulsée par le cardinal Richelieu, vexé de voir les femmes prendre de plus en plus de place dans les cercles intellectuels. La suppression de certaines formes féminines de métiers (autrice, poétesse) fut entériné, ainsi que la création de cette fameuse règle qui dit que le masculin l’emporte. Une manière de dire clairement à toute femme : “ta place n’est pas ici”. Au tapis également, la règle de proximité, pourtant largement usitée avant cette époque. Cette règle veut que nous accordions en fonction du mot le plus proche : “les camions et les voitures sont vertes”. C’est simplement plus juste. Je tente de l’utiliser de mon côté, et promis juré, on s’y habitue très vite.
Pour assurer un peu plus d’égalité et de représentativité, voici de quoi appliquer au quotidien : rétablissez les noms de métier qui ont disparu, leur version féminine sonne bizarre pour la simple (et idiote) raison qu’on ne l’entend plus, et on s’y habitue vite. L’écriture épicène consiste à utiliser des expressions et formulations qui évitent d’avoir à tout genrer au masculin. Les exemples ci-contre vous donneront un peu d’inspiration.
Voici 3 d’alternatives à “Nous recrutons un développeur JS” :
- “Nous recrutons un·e développeur·euse JS”
- “Nous recrutons un développeur ou une développeuse JS”
- “Nous recrutons une personne avec X années d’expérience en JS”
Vous en avez d’autres en tête ? Nous attendons vos propositions dans les commentaires de cet article !
Il est également capital que nous, personnes valides, nous nous ouvrions au vécu des personnes handicapées. Combien de personnes concernées par un handicap avez-vous dans votre entourage, au travail comme dans votre vie personnelle ? Avez-vous déjà essayé de vous projeter dans la vie de quelqu’un qui a du mal à se déplacer, à s’exprimer clairement, à voir, à entendre, à communiquer, à se concentrer ? Parfois, le handicap est contextuel ou situationnel : avec un nouveau-né dans les bras ou avec un poignet dans une attelle, il est beaucoup moins facile de répondre à un appel sur un smartphone, ou se concentrer pour remplir un formulaire de déclaration fiscale. Avec une laryngite, impossible d’utiliser un serveur vocal téléphonique pour signaler un problème électrique à son fournisseur d’énergie… Nous vous proposons d’exercer régulièrement votre empathie pour ne pas oublier cette variété de situations qui sont loin d’être des exceptions, surtout quand vous concevez des produits et des services.
Un des outils utilisé très largement dans le design d’expérience est la technique des personas. Très utiles pour tester des hypothèses de parcours utilisatrices, ils peuvent néanmoins se transformer en pièges quand on cherche à leur donner trop de détails. Dans son livre “Technically Wrong”, Sara Wachter-Boettcher cite l’exemple d’un projet où son client a tiqué sur l’un des personas présentés, une femme noire dirigeante d’entreprise. Au lieu de se concentrer sur l’expérience de cette femme à travers d’autres points clé de sa situation personnelle en rapport avec le projet, le client a préféré demander à ce que son persona soit remanié, car “pas assez réaliste” selon lui. Totalement hors sujet.
Pour éviter les effets négatifs des biais cognitifs, contentez-vous de ne décrire leur apparence physique, genre ou ethnicité que quand cela a un rapport avec le projet pour vous concentrer sur des détails qui vont vraiment pouvoir vous aider à tester l’expérience que votre produit leur offre.
La norme, c’est la diversité. Le monde de la tech est si peu représentatif de la mixité de situations, expressions de genre, handicaps, préférences, et j’en passe que nous oublions souvent que le “vrai” monde n’est pas aussi uniforme que ce que nous en voyons à travers notre petite lucarne. Il y a bien des situations où tout ce que nous voyons, ce sont des personnes blanches de 25–45 ans, qui ont un smartphone connecté à la 4G et qui ont eu accès à une éducation suffisante pour comprendre les bases de la technologie, en oubliant que cela ne représente au final qu’une minorité de gens.
Quand Chris Zacharias a décidé de faire passer la page du lecteur Youtube de 1,5 Mb à seulement 100 kb, cette amélioration anodine a eu des conséquences inattendues… Le temps moyen de chargement de la page, loin de chuter comme il prévoyait avait augmenté — jusqu’à 2 minutes ! Pourquoi ? Parce que tout d’un coup, des milliers de personnes qui n’arrivaient même pas à charger cette page se trouvaient en capacité de le faire. Et d’enfin profiter de Youtube ! Des personnes qui n’avaient pas de connexion Internet suffisamment performante, dans des zones mal couvertes. Des milliers de personnes qui étaient privées d’un des outils les plus utilisés du Web ont subitement pu accéder à du contenu qui leur était interdit par les limites de bande passante.
Voilà l’essentiel de notre message. Une personne ne se sent handicapée que quand le contexte dans lequel elle évolue n’est pas adaptée à elle. Il suffit parfois de peu pour rendre ce contexte plus accueillant. Et pour les personnes valides, bien souvent cela ne change rien. Le design inclusif tend à offrir une expérience décente au plus grand nombre, dans sa plus grande mixité. Et c’est en militant chacun·e pour ces valeurs d’inclusivité que nous assurerons aux choses que nous créons une utilisabilité maximale, dans toutes les circonstances, dans tous les cas.
Cette conférence a été donnée à Rouen, l’occasion pour nous de terminer notre intervention en mettant en lumière le travail de Dame Fanny, professeure en langue des signes, qui nous apprend à signer “Rouen” :
Merci à la conférence Codeurs en Seine de nous avoir accueilli·e·s !