Mise en contexte
La Fresque du Renoncement est un outil d’expérimentation de la redirection écologique élaboré en 2019 par Diego Landivar et Victor Ecrement dans le cadre de leurs travaux sur la redirection écologique et son opérationnalisation. Elle est mise à disposition sur le site dédié. Sous forme d’atelier de quelques heures, un groupe de personnes est invité à réfléchir sur la manière de réaffecter une activité, une entité, une pratique, un objet.
Dans le cadre des ateliers que nous y proposons le matin, nous souhaitions permettre au public d’Ethics By Design d’expérimenter ce nouveau format, nouveau pas tant dans sa forme mais plutôt par le sujet qu’il explore. La Fresque du Renoncement propose d’explorer des thématiques malheureusement assez peu abordées dans la conception : le renoncement, la réaffectation, l’étude des attachements, etc. Même si les attachements sont parfois abordés dans nos travaux, notamment dans l’UX research et l’étude des usages où on les met en valeur dans des personas et des cartographies expérientielles, la manière dont la Fresque les fait surgir est inhabituelle pour nous designers.
Pour adapter le format à nos contraintes, l’équipe organisatrice et moi avons passé quelques heures à explorer la méthode et à nous poser quelques limites afin d’assurer que l’atelier soit faisable dans le temps imparti et propose des sujets de réflexion et adaptés à notre audience pas forcément rompue à la redirection écologique.
Tous les supports de la Fresque du Renoncement sont disponibles librement sur le site dédié. Nous avons pu dupliquer le template Figma mis à disposition par les concepteurs et l’adapter « à notre sauce », en tout cas à notre besoin particulier :
- nous avons ajouté une planche nommée « recherches techniques » dont les thématiques affichées aident à guider cette phase de recherche qui est très courte,
- nous avons précisé quelques thématiques au sein de la planche « attachements » afin d’aider à la réflexion.
En analysant nos contraintes, nous nous sommes rendu compte que avions tout intérêt à proposer une série de sujets pré-cadrés dans lesquels choisir. Là où la Fresque du Renoncement avait été initialement conçue pour des groupes de personnes déjà réunies par un thème ou par une organisation, nous devions trouver des thématiques intéressantes à explorer sans nous emmener trop loin dans des espaces et des temporalités que nous n’aurions pas le temps d’explorer.
Nous nous sommes mis·es d’accord pour cinq sujets de départ, dont nos participant·es pourraient débattre le jour J :
- la conquête spatiale, en tant que symbole d’avancement technologique, de surpassement de l’humain mais aussi en tant que terrain de recherche scientifique,
- IKEA, l’accession à des meubles abordables par le grand public tout autant que l’extractivisme promu par leur modèle économique ultra-consommateur de bois, de métal et de plastique,
- la chasse, comme pratique ancestrale et comme loisir d’une partie minoritaire de la population rurale susceptible de se défendre pour la préserver,
- le streaming et les vidéos en ligne, les nouvelles pratiques de « consommation » audiovisuelle, le précédent d’usage que ces plateformes ont créé et l’empreinte environnementale en croissance exponentielle,
- et enfin les jeux olympiques, comme événement mondialisé intouchable politiquement et comme moteur de pratiques sportives jeunes à l’échelle de la civilisation humaine.
Le choix d’un sujet
Les dix participant·es à l’atelier furent d’abord invités à se familiariser avec nos cinq sujets de « controverse », puis à se prononcer : on garde ? on ne garde pas ?
Nous avons ensuite pris le temps de débattre ensemble, commencer à exprimer nos attachements, notre avis, notre relation avec la thématique ou l’objet technique débattu. Nous avons passé pas mal de temps sur cette phase de discussion, qui m’a semblée (à moi Marie-Cécile qui facilitait l’atelier) importante, voire indispensable pour partager nos visions de ces objets techniques, développer un esprit de groupe, et découvrir quelques notions liées à la redirection écologique au passage : frontières planétaires, entropie, parties prenantes marginales, problèmes épineux, territoires sentinelles, technologies zombies, capitalocène, etc.
C’est évidemment vers le sujet le plus propice aux controverses que nous nous sommes tourné·es : le streaming vidéo était celui pour lequel nous avons eu plus de mal à nous positionner clairement en faveur d’un renoncement ou pas.
La conquête spatiale n’était pas bien loin derrière… la moitié des participant·es était convaincue que c’est une absurdité à arrêter, que c’est inutile d’aller polluer ailleurs, ou que tout simplement, ce n’était pas intéressant. D’autres se posaient quand même la question de la pertinence de la conquête spatiale à travers les découvertes scientifiques qu’elle amène. Enfin, des participant·es souhaitaient la conserver : elle permet d’explorer notre passé et elle fait rêver l’humain notamment à travers l’espoir de trouver une « planète bis », ou juste une forme d’altérité dans l’inconnu qui briserait notre « solitude ».
Pour la chasse, les jeux olympiques et IKEA, le débat fut rapidement tranché : le groupe renonçait assez facilement. On aurait pu garder les J.O. « à condition qu’ils se déroulent de façon intelligente et qu’ils soient garants d’une égalité entre les nations et de l’exploit sportif », dans un format « plus raisonné, plus raisonnable ». Dans les arguments pour y renoncer, on retrouve l’aspect élitiste de cette compétition, les lieux et les dépenses énergétiques énormes niveau infrastructures et transports des sportif·ves et des spectateur·ices, la possibilité d’organiser des compétitions plus locales, et surtout la dimension commerciale de l’événement et l’argent brassé.
On aurait pu garder la chasse, mais « uniquement si on chasse à la fronde ou à la flèche » 😉 et si on met l’accent sur la biodiversité et la régulation des espèces. Dans les arguments pour y renoncer, les accidents, le bien-être animal et même l’utilité intrinsèque de la pratique furent évoqués.
Enfin, le géant IKEA n’avait aucun candidat·e à la conservation : on renonce à cause de la surconsommation et de la surproduction, pour la protection de l’artisanat et des produits locaux, pour allonger les cycles de vie, pour promouvoir la réparation et les ressourceries, ralentir l’exploitation des ressources et des humains.
Notre sujet d’exploration : le streaming vidéo et les vidéos en ligne.
Dans les arguments « pour », le streaming vidéo permet de communiquer et d’apprendre. C’est un accès à un savoir vaste, vernaculaire, varié. On y trouve un partage de connaissances très fouillées, réalisées par des personnes sous forme de tutoriels, de podcasts, de vlogs, sur des sujets et des pratiques innombrables. On accède à de la vulgarisation, à de l’éducation populaire. On « voyage sur son écran », plutôt qu’en avion. Il faudrait tout de même que le streaming soit « moins addictif »…
On pourrait renoncer au streaming : ce n’est pas indispensable, des alternatives existent pour se distraire. Son impact environnemental est délétère. Pourquoi ne pas « diminuer le prix du cinéma » ou organiser des « séances collectives » ?
Exercices
La Fresque propose d’explorer le contexte de la problématique sous différents angles. En premier lieu, nous sommes passés par une phase de recherches techniques : d’où vient le streaming, quelles sont ses chaînes d’approvisionnement, quels matériaux lui sont indispensables.
Le groupe de participant·es a réalisé la chaîne d’approvisionnement de notre objet technique située sur une mappemonde, représentant les flux, les lois, les matériaux…
Iels ont ensuite élaboré l’arbre des causes, ou tout ce qui permet au streaming vidéo d’exister et de subsister. « Chaque case correspond à une cause, et la tête de chaque flèche correspond à une catégorie de causes. » Chacune de ces causes pourra faire l’objet d’un renoncement.
Explorer les attachements
Les attachements ne sont pas en reste : sur une planche, les participant·es ont exploré les manières dont l’entité est utile voire essentielle dans notre quotidien. Qui serait touché par un renoncement partiel ou total à l’objet ? Qui perdrait son emploi ? Qui y gagnerait ? Qui verrait ses capacités à exercer son agentivité diminuée ? pour qui l’entité a une importance affective ou patrimoniale ? en quoi l’entité permet à des personnes de se réunir, d’échanger, de créer du lien ?
Extrait du manuel de la fresque : « Il y a plein de manières différentes de nommer un attachement ou une dépendance. On peut par exemple indiquer les personnes affectées par un renoncement (dans le cas de l’industrie automobile, les garagistes), mais aussi noter ce qui sera potentiellement perdu (discussions quotidiennes avec les caissiers et caissières) ou encore expliquer une situation avec une phrase (« sans smartphones, plus de podcasts dans le métro »). »
Identifier des groupes d’intérêt
Quels individus peuvent constituer un groupe d’intérêt qui aurait des revendications si l’objet technique était sujet à un renoncement ? Nos participant·es ont identifié les groupes suivants :
- les investisseurs dans les plateformes de streaming,
- Netflix,
- les marques qui positionnent leurs publicités en ligne,
- les modérateur·ices de contenu,
Pour chaque groupe d’intérêt, nous avons décrit pourquoi le groupe est touché par un éventuel renoncement, quelles sont ses revendications, qu’est-il prêt à concéder, et ce qu’il aimerait en échange.
Chaque groupe fut ensuite placé sur un schéma indiquant la difficulté de renoncement et le nombre de personnes concernées par ce renoncement.
Post-renoncement
Il nous restait tout juste un peu de temps avant la pause déjeuner pré-conférences pour revoir ensemble notre atelier, et surtout nos expériences individuelles et collectives. Qu’est-ce que l’expérimentation d’un potentiel renoncement, et l’exploration de ses parties prenantes a provoqué chez chacun·e ? Le constat partagé fut celui de « ce n’est pas aussi simple que ça… » et c’est un des buts recherchés. La complexité de notre société, de la technique, des enjeux, des systèmes fait qu’on ne peut pas envisager de renoncements simples et sans douleur. C’est un acte qui doit être étudié, réfléchi, débattu, et surtout pratiqué en démocratie, en prenant soin de n’oublier personne et en pensant profondément les rapports de force de chaque groupe d’intérêt.
En trois heures, il est difficile d’embarquer 10 néophytes au delà d’une (excellente) acculturation à la pratique de la redirection écologique. Tout comme on ne peut pas demander à une Fresque du Climat de résoudre la crise écologique ou même à un Design Sprint de résoudre une problématique business complexe, la Fresque du Renoncement pratiquée telle que nous l’avons proposée est une excellente mise en bouche, mais ne pourra pas proposer une réponse complète et arbitrée de redirection écologique.
Pratiquée en atelier comme celui-ci, c’est par contre un très bon outil de découverte et de médiation. Comme je l’évoquais plus tôt, elle permet d’évoquer des sujets absents des débats classiques et des aspects de ces sujets qui sont de véritables angles morts des discussions. Ce n’est pas tous les jours qu’on parle de réaffectation, d’héritage ou d’attachements, ou en tout cas pas dans des termes et des principes aussi directs.
D’après leurs impressions exprimées, les participant·es semblaient toutes satisfaites. Iels nous ont fait part de leur plaisir à explorer des thématiques abordées sous un angle aussi inhabituel.
Si vous souhaitez en savoir davantage sur la Fresque du Renoncement, n’hésitez pas à me contacter ! Je me ferai un plaisir de vous mettre en contact avec l’équipe qui anime des fresques.