“C’est quoi ton livre, là ? “Comment tout peut s’effondrer” ? ce n’est pas un peu morbide, comme truc ?”
L’esprit humain se révèle très créatif dans le déni, quand il se retrouve face à la possibilité et à la proximité d’une fin de notre monde. Mon éveil au récit d’un effondrement est pourtant encore jeune, cela ne m’a pas empêché d’être tout de suite confrontée à un bel éventail de réactions quand j’évoque le sujet. Dans ma collection de qualificatifs, je fus traitée de “surréaliste”, “individualiste”, “catastrophiste”, “irresponsable”. Pourtant, quand je contemple le monde que nous avons créé, c’est lui qui me semble irresponsable. Du plus loin que je me souvienne, il m’a toujours semblé que sa chute serait une suite tout à fait logique. Brièvement, j’en viens presque à la souhaiter, parfois.
Ma génération est née sur une passerelle, celle entre le 20e siècle et ses cicatrices, et le 21e, attendu comme le messie progressiste qui viendrait sauver la condition humaine. Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai vécu un grand écart. Le plus marquant est peut-être le bond technologique qui s’est opéré entre les années 80 et aujourd’hui. En à peine trente ans et notamment grâce à Internet, notre monde a changé. Avec lui, notre longévité, notre confort individuel, notre capacité à nous déplacer. Et sûrement celle à prendre du recul.
Partir du design graphique pour arriver à l’effondrement de notre monde, c’est à première vue un grand écart du même genre. C’est lorsque je m’apprêtais à accueillir une trentaine de personnes intéressées par les perspectives collapsologues confrontées à la pratique du design en juillet dernier qu’il me vint l’envie de comprendre à quel moment j’ai enfin pu entendre le récit de l’effondrement. C’est un parcours inattendu, imprévu, sans balises, souvent semblable à celui d’un papillon de nuit en plein jour.
Durant trois décennies, deux trajectoires, deux mouvements opposés et complémentaires ont opéré en même temps. La vie amène naturellement vers une meilleure connaissance de soi, l’une sous la forme d’une plongée au sein de couches concentriques, l’autre sous celle d’une exploration fractale, de l’infiniment petit au vaste infini. Dans un sens, j’ai pelé un oignon, couche par couche, me rapprochant du cœur en fusion qui me constitue. Dans l’autre sens, j’ai débroussaillé des pans entiers de chemins à découvrir, dévoilant pas à pas chaque mètre de terrain et complétant la cartographie de mon propre écosystème et de celui, infini, qui m’entourait.
Je tente ici le récit de cet éveil à une autre vision du monde.
Je viens d’un monde qui a disparu depuis longtemps.
Celui du plein emploi, si plein que l’on en fit très vite la seule porte d’accès à l’inclusion sociale. Celui de l’énergie pour toutes et tous, tellement abondante que l’idée même d’en manquer n’existait pas. Celui d’un espoir et d’un équilibre entre vieux qui avaient vécu trop de guerres et jeunes qui entrainaient avec eux une révolution philosophique et matérielle, celui où tout était donc à faire.
Enfant, je chantais les jingles publicitaires des supermarchés, qui étaient en train de devenir les structures mêmes de notre société de consommation. Ces espaces toujours plus grands, immaculés et achalandés, me procuraient une fascination sans limite. Dans ma mémoire, certains reliefs ressortent plus fort : la vague des produits light, sans gras et sans saveur, dont ma tante vantait les mérites pour “garder la ligne”. Les produits toujours plus pratiques, toujours plus emballés, pour un usage unique et hygiénique. Le progrès à portée de toutes et tous, l’humain armé d’un chariot qui façonne un nouveau paradigme, une véritable allégorie du modernisme.
J’ai vécu la lente tombée en désuétude des cabines téléphoniques. Je rejoignais à vélo celle du village de mon enfance pour appeler mes amies tranquillement. J’ai vécu déferlante des pagers et bipeurs, des tous premiers téléphones portables à antennes rétractables et de l’opprobre sociale bon enfant qui accompagnait le début de leur normalisation. La première grande mutation des marques, aussi. Des changements de noms et de discours, les premiers scandales bancaires, les prémices du greenwashing, l’ époque où Nicolas Hulot se déplaçait encore en hélicoptère au dessus de la forêt Amazonienne pour convaincre le grand public de la chérir comme un trésor sans bouger de son canapé.
Tout était à faire et nous l’avons fait, dans une apparente abondance qui n’avait de fin que notre volonté.
Ce monde a disparu. Il ne fait plus partie du présent que nous vivons, seules ses héritières conséquences nous ont été léguées. Ce monde optimiste où rien n’a de limites existe encore dans les histoires que nous nous racontons, il reste bien des artéfacts qui le montrent encore sous son meilleur jour. Pour ma part, j’ai compris un jour qu’il était inutile de le croire encore possible. Quel jour précisément, je ne saurais vraiment le dire. Aujourd’hui, j’interprète certains signes à la lumière de mon éveil viscéral et puissant : je n’ai jamais été attirée par la possibilité de devenir mère. Et pourtant, j’en ai entendu des contre-arguments en plus de trente ans. Aucun d’entre eux, aucune amie récemment mère, aucun récit d’expérience si positif soit-il n’ont su me faire remettre en question ma certitude. Je n’ai jamais eu envie de mettre au monde un être qui aurait à souffrir de ce dernier.
Pour accéder à l’éveil à de nouveaux récits, il faut avoir fait l’effort de s’extraire des acquis de son environnement de naissance. On prend le monde dans lequel on naît au pied de la lettre, sans le remettre en question. Je me souviens pourtant de la sensation d’être une petite fille dont la créativité ne connaît de barrières que la rationalité des adultes. Je me souviens mais j’ai tellement vite internalisé leur discours que la cour de récréation a très vite rétréci. La rhétorique dont on a nourri les enfants de ma génération autour du travail, de la carrière et de cette retraite qui arriverait à point nommé ont rapidement formaté les possibilités que je me donnais. Et puis c’était facile, il me suffisait de lire les instructions du manuel dicté par cette société, même s’il était déjà éculé — l’être humain est-il à ce point constamment en retard sur lui-même ? — entre à l’école et à l’université, sors-en diplômée, trouve un travail et touche ta retraite. Pense à contracter un prêt immobilier et à faire quelques enfants au passage.
J’ai cherché dans quelles études me lancer en faisant confiance à la même boussole simpliste : “où sont tes meilleures notes ?” — en anglais. Allons-y. Et puis non, bifurquons ailleurs. Quelque chose qui se rapproche plus de cette liberté créative enfantine, quelque chose de plus physique, matériel ? La communication visuelle. Une autre langue étrangère, en sorte. Avec cette pensée précise au dernier jour de ma classe préparatoire, au moment de pencher vers le design graphique au détriment du design industriel et architectural. “Si je choisis la discipline qui me semble la plus versatile, ne vais-je pas passer ma vie à vendre du mensonge pour manger ?”
Avec toujours le même objectif central dans tout ce que la société m’intimait d’entreprendre : maximiser mon employabilité. J’aurais bien voulu faire les Beaux Arts, ou devenir artisane, mais la peur d’atterrir dans une niche inemployable m’en a dissuadée. Aujourd’hui encore, j’en ressens parfois un brin de regret.
Je fus donc employée. Je pris en charge mes premières missions, avec mes premiers collègues. La fierté d’avoir un vrai bureau avec de la vraie clim’, un vrai ordinateur à moi avec une session à mon nom, un vrai salaire absolument sous-négocié qui me permettait tout juste de boucler mes fins de mois sans aucun pouvoir d’épargne, mais regarde, Maman, j’ai un contrat de travail à durée indéterminée. Je pourrais même m’endetter sur vingt-cinq ans, si l’envie m’en prenait.
Le monde d’où je viens a disparu mais ses modèles perdurent.
Ma génération fut élevée par les enfants du baby-boom. Ceux qui ont vécu le fait de quitter son travail le matin et d’en retrouver un autre l’après-midi, dans l’usine d’en face. Ceux qui ont vécu les sixties, la libération sexuelle et politique, Woodstock, la péridurale, la propriété immobilière abordable, les premiers boys bands, l’électroménager et les voitures produites en séries. Les baby-boomers ont tout pris. Ils nous ont tout pris. Ils ont néanmoins pris soin de nous enseigner leurs dogmes, celui du diesel et de la dette, celui de la retraite à soixante ans. Ils ont vu fleurir toutes les infrastructures modernes que nous peinons à maintenir aujourd’hui. Ils ont vu de leurs propres yeux la naissance de la sécurité sociale, de grandes avancées médicales et de la baisse de la natalité provoquée par le confort. Ils ont écouté Françoise Dolto, ils ont élevé leurs enfants dans un confort nouveau et une certaine idée de la bienveillance, mais aussi dans la glorification du capitalisme. La maison de mon enfance est encore remplie des traces de cette vision du monde. Beaucoup de nourriture suremballée, une cafetière à capsules, cinq voitures pour quatre personnes ayant un permis de conduire, une immense télévision et tout le système pour la sonoriser, l’enregistrer, et même regarder autre chose quand il n’y a rien sur les 150 chaînes proposées. Quand le sèche-linge ne fonctionne plus, on le remplace. Je vois mon père s’énerver un peu plus sur chaque nouvelle machine à laver le linge, dont la longévité diminue à chaque remplacement.
Ma mère est fascinée par les produits en emballage individuel, les doses d’essai et les échantillons cosmétiques, les choses à usage unique, les sacs plastique, les Tupperware, les ustensiles de cuisine magiques et les sachets de sucre qu’elle récupère et glisse dans son sac à main quand elle prend un café à emporter. À la maison, les sacs poubelle s’achètent en taille 100 litres. Dans un réflexe tout emprunt de la culture de la consommation autant que des pénuries en temps de guerre, le placard de la cuisine comprend chaque objet au moins en trois exemplaires.
Je ne me souviens pas qu’on m’ait enseigné un seul geste d’économie ou d’écologie dans ma jeunesse. Les gobelets et les couverts en plastique étaient les nouveaux marqueurs sociaux de progrès. Pas de compost, pas de tri des déchets, ni à la maison ni à l’école, ni ailleurs. Plus de vie en symbiose avec d’autres êtres vivants, plus de poules qui mangent les épluchures de légumes. Peu de coopération, peu de troc et d’échanges ou de mutualisation d’outils. Pas de jardin, alors que nous vivions à la campagne. De toute façon, mes parents étaient trop monopolisés par leurs emplois respectifs. Des voyages en voiture, toujours, et les transports en commun vus comme le véhicule des pauvres.
Cette génération a donné à la modernité et au capitalisme une proportion telle que l’ancien monde, celui de la symbiose, de l’entraide et de la connaissance partagée, a vite été qualifié de profondément arriéré. On a petit à petit tout rejeté, au XXe siècle : la réalité paysanne sobre et mesurée, le savoir des sages ancien·ne·s et avec eux la possibilité d’un monde plus dur mais réellement durable.
Mon premier choc systémique a dû avoir lieu devant une poubelle, dans un McDonald’s. Dedans, nous sommes invité·e·s à tout jeter, même les gobelets encore pleins de soda et les serviettes en papier immaculées. Mais le temps pour moi de me questionner sur les externalités de ce système et nous étions déjà sortis du restaurant et passés à autre chose. Notre monde nous a appris à ne pas remettre en question les potentielles externalités qu’on entrevoit parfois derrière les panneaux du décor.
Depuis le début de ma vie étudiante, j’ai toujours possédé une machine à laver individuelle encombrante qui faisait le bonheur des ami·e·s à chaque fois qu’il fallait m’aider à déménager. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert que certains immeubles allemands, suisses ou suédois avaient des laveries communes. Une autre organisation, mutualisée et logique. Quelle riche idée de partager la charge d’appareils ménagers gourmands en espace et en énergie au sein d’une pièce dédiée. Tant d’objets autour de nous dupliqués inutilement alors qu’ils pourraient être mutualisés, tout cela pour entretenir l’illusion de la croissance… Petit à petit, j’ai réduit le nombre d’objets qui m’entouraient, constatant que la quantité était loin de faire mon bonheur et que la praticité et la durabilité d’un objet bien choisi et réparable me satisfaisaient plus que le sentiment d’abondance. Je vois dans mon entourage de plus en plus de personnes de ma génération questionner leurs pratiques de consommation.
Nous serions de plus en plus nombreux à non seulement nous questionner sur le bien-fondé de ces pratiques, mais à constater de nos propres yeux l’absurdité des externalités engendrées, les terrains d’enfouissement d’ordures, la diminution de la qualité de l’eau et les stupides gobelets à usage unique.
Je vais fêter mes 37 ans dans un mois, dont presque 15 ans de vie professionnelle. Parfois, il m’est difficile de réaliser que j’ai déjà effectué la moitié du trajet, si j’ai la chance de correspondre toutefois aux statistiques d’espérance de vie de ma génération. Je vis mal avec l’idée que j’ai moi aussi contribué pleinement à l’état actuel de notre monde. J’ai du mal à me dire qu’une bonne partie de ces 37 ans, je les ai passés enveloppée d’une brume ankylosante qui a dû attendre deux burnouts pour se dissiper.
Le burnout n’est que la pointe de l’iceberg. Un matin, sans crier gare, votre corps et votre esprit lâchent, donnant subitement une substance à des années de souffrance pernicieusement invisible. Je ne saurais vraiment dire si je n’étais pas faite pour le travail salarié, ou si le traumatisme profond du burnout l’a rendu inenvisageable. Il n’empêche que c’est à travers lui que je me suis perdue, année après année, feuille de paie après feuille de paie. Je suis montée sur l’escalator et ai embrassé les idéaux de mes aîné·e·s, j’ai cru dur comme fer en la méritocratie, même en étant une femme dans un univers aux valeurs corporate de façade et aux managers machos. Le burnout n’a pas été une grande surprise, finalement. Cela faisait quelques années que je me persuadais que tout allait tenir encore un peu. Je me suis déconnectée du monde physique à travers un métier de plus en plus immatériel. J’ai perdu la notion d’épanouissement, de satisfaction personnelle et de reconnaissance, diluées dans les missions données par nos clients, décharnées par un constat permanent que quoi que j’essaie, quoi que je modifie dans mon comportement, rien ne changeait derrière. Je passais mes week-ends à m’imaginer ailleurs, une autre vie dans un atelier à découper du bois et fabriquer de jolis petits meubles de mes propres mains.
La bombe de l’épuisement professionnel remet tout à plat, à vide même. C’est un effondrement à toute petite échelle. Chaque centimètre carré des fondations et des certitudes sur lesquelles j’avais construit ma vie était réduit en miettes. Il m’a fallu 6 mois pour pouvoir vivre normalement en apparence, et 6 autres pour pouvoir recommencer à travailler un peu. Un an en tout pour refaire surface.
Passées les premières semaines de douleurs physiques et mentales constantes, j’ai pu m’extraire de chez moi pour courir à couvert dans la bibliothèque la plus proche, dans une soif de comprendre pourquoi l’individu que j’étais avait failli dans sa mission envers la société. À travers l’étude du travail, des relations entre les actrices et acteurs de l’univers professionnel, j’ai découvert un profond manque de sens qui s’entretenait avec un entêtement formidable. Des bullshit jobs de David Graeber à la comédie humaine du travail de Danièle Linhart, j’ai navigué à la quête de la source, de la raison pour laquelle nous avions créé un modèle perpétuellement sur le fil mais doté d’un redoutable système de défausse sur les individus qui lui assurait une pérennité imbattable.
J’ai mis au jour les systèmes de pouvoir, les oppressions systémiques, le sexisme, le validisme et le racisme à l’œuvre dans le monde du travail comme dans toute la société. L’avènement de la gig economy a normalisé ce que l’Amérique du Nord et la Silicon Valley avaient de pire à nous offrir : un capitalisme du travail infusé si profondément dans chaque organisation que des profits maximisés lui seront garantis tant qu’elle base sa rentabilité sur l’incapacité des plus vulnérables à se défendre. Ce système basé sur la responsabilité individuelle et sur la mise en tension des plus fragiles ne peut que s’effondrer. Il doit s’effondrer.
J’ai mis du temps à comprendre, 33 ans en tout, et sans burnout, je serais aujourd’hui encore salariée de la même entreprise, titubant chaque matin sur le chemin du bureau, baignée par une nausée émotionnelle tenace et dans l’impossibilité de soigner correctement ma santé mentale sous le poids de 22 ans de prêt immobilier restants à payer. L’extraction fut douloureuse mais salvatrice.
En remettant le travail moderne en question et à travers lui, la dignité des individus, j’en suis venue à me demander la motivation profonde qui nous poussait vers l’emploi. Celle qui nous faisait choisir — quand on en a le privilège — ce que nous allions “faire dans la vie”. L’employabilité conduit encore et toujours la plupart de nos choix professionnels, les lieux où nous choisissons de vivre, les perspectives et les ambitions que nous nous autorisons. Dans notre façon d’être au quotidien, nous n’avons pas le loisir ni parfois le droit d’apporter l’intégralité de notre personnalité au travail. Ce sont des pans entiers de ce qui nous constitue qui est nié, voire qui nous nuit. L’éthique est reléguée au rang de détail, le sens de ce que nous faisons chaque jour est immergé sous des processes et des structures abominablement inertes mais dont la complexité organisée nous empêche de les démanteler. Une immense quantité de ce que l’on fait faire aux gens dans cette société du tertiaire pourrait disparaître du jour au lendemain sans aucunement affecter la manière dont notre société fonctionne. Les métiers les plus indispensables à la société qui assurent sa cohésion sont ceux qui sont les moins bien reconnus, valorisés et payés. La productivité et la croissance sont tressées au cœur de toute initiative et toute stratégie. Au nom d’une courbe de croissance exponentielle qui n’a pourtant pas de sens, on justifie les pires agissements.
Dans une interview, Gunther Pauli, entrepreneur de la bioénergie et collapsologue optimiste, dit pourtant que l’exponentielle n’a pas de sens. “Sur bien des aspects, l’exponentielle c’est le suicide : un arbre ne peut pas grandir jusqu’à l’infini, il se suiciderait de par sa taille”. Notre société mondialisée qui balance du non-sens par poids-lourds entiers se cassera la figure à un moment donné. Pauli me fait également le plaisir de balayer d’un revers de main les glorieux innovateurs qui ont de leurs dires déjà sauvé le monde avec leurs batteries et leurs véhicules électriques miraculeux.
Depuis quelques années, l’industrie du design fait face aux premiers cas de désastres causés par son incapacité à placer l’éthique au cœur de ses fondations. Chaque jour voit son lot de dommages collatéraux systémiques. Ce n’est pas faute d’éléments très vocaux qui s’activent sur le manque d’émancipation et de régulation de notre profession. C’est une question de vie ou de mort selon Mike Monteiro, et il a raison.
Je ne peux pas dire que je sois totalement fière de ma carrière. J’ai travaillé pour de grandes multinationales au portfolio de produits néfastes pour le vivant. J’ai fermé les yeux sur nombres de décisions de mes anciens supérieurs hiérarchiques, je me suis tue lors de leurs fréquentes sorties sexistes ou classistes. J’ai vendu mon temps et mes efforts à des clients peu respectueux ou à l’éthique discutable pour un salaire stable et un contrat à durée indéterminée. “Parce qu’il faut bien manger”, parce que tout m’intimait depuis mon plus jeune âge que le salut se trouvait dans l’employabilité à tout prix. J’ai accepté de faire mon métier à moitié pendant toutes ces années, omettant la part la plus importante de la mission de design : agir pour une idée du bien dans un cadre éthique défini et se tenir responsable de ce que l’on met au monde.
Nous assistons aux conséquences tragiques provoquées par des entreprises dont les choix favorisent ouvertement les extrémismes et dont les plateformes offrent une voix aux néo-nazis. Twitter est née aveugle, sans vision. L’opportunisme de ses créateurs est en train de nourrir un système devenu monstre qui s’invente de nouvelles valeurs, mais les implémente de la pire manière possible : celles de la “liberté d’expression pour tous, sans distinction” ignorant les dynamiques de pouvoir et ses conséquences systémiques, ignorant le paradoxe de l’intolérance qui doit rester intolérable et intolérée. Le résultat est terrible. Les groupes qui sont déjà silenciés, maltraités et discriminés le sont encore plus. Les voix qui prônent l’élimination de ces groupes se font de plus en plus fortes. La pire des issues se prépare, “by design”. Des personnes se retrouvent désemparées, harcelées et menacées, parfois poussées au suicide. Le soutien de Jack Dorsey à des défenseurs de la suprématie blanche n’est même plus masqué à présent.
L’ubérisation du marché du travail fait enfler ce qu’il y a de pire dans le capitalisme et augmente le contraste déjà saisissant entre les strates sociales.Des employé·e·s d’Amazon dorment devant leur lieu de travail dans des tentes, faute de pouvoir financer leurs trajets chaque jour. Des livreuses et livreurs à vélo ont enfin pu dénoncer la violence de leur situation, violence encore une fois by design puisque sans exploiter ses salarié·e·s de la sorte, ces entreprises ne pourraient ni croître ni même exister. Ce système basé sur la monétisation de la misère et l’exploitation des strates les plus faibles ne peut que s’effondrer.
Je ne peux m’empêcher de voir de l’eugénisme barbare dans la gestion de la santé aux États Unis. Je ne peux m’en empêcher car stipuler by design que les personnes les moins favorisées, handicapées, victimes de maladies chroniques, de cancers ou simplement vieilles ou dans le besoin ne peuvent pas accéder à une couverture santé digne qui ne les plongera pas dans une dette irréversible, c’est simplement organiser leur disparition, dans une violence inacceptable. La violence by design de ce monde porté aux nues me rend parfois folle de rage.
À travers le burnout, j’ai remis à plat les raisons mêmes pour lesquelles j’ai choisi et je continue de faire du design. Il y a quelques années, poussée par le manque de sens dans ma vie, je me suis engagée sur le chemin d’une réflexion profonde. “Quelle est ton intention ? Pourquoi exercer ce métier et pas un autre ? Quels sont tes leviers d’action, quel est ton pouvoir et comment veux-tu l’utiliser ? Dans quel but ? Contre quelle dynamique, avec quelles forces en place ?” Un long travail de déconstruction a suivi. J’ai tenté de comprendre quelle place j’occupais dans la société et quels étaient mes privilèges et les oppressions que je subissais, et celles que subissaient d’autres personnes différentes de moi. J’ai décortiqué le geste de design, le mien et celui des autres, pour comprendre toutes ses implications et comment il pouvait être détourné pour servir des intérêts contraires au vivant dans sa diversité. J’ai élargi, élargi encore, lu des personnes passionnantes et engagées. Chaque jour qui passe, ma posture s’affine, se renforce et se radicalise.
J’ai fait des choix, celui de ne plus travailler pour quiconque ne remplirait pas de stricts critères de bienveillance et de bien traitance, au détriment de mon confort financier. J’ai diminué mon train de vie pour faire en sorte de vivre du seul travail qui me motive et me fait me sentir vivante, avec des personnes qui partagent mes valeurs. Il m’est même devenu impossible de baisser ces critères. Plutôt me mettre en danger matériellement que de participer à certains systèmes profondément injustes. C’est une façon de mettre à profit mon privilège de personne ayant eu accès à des moyens décents, une éducation digne de ce nom, et une vie exempte de la plupart des oppressions liées à ma couleur de peau, mon identité ou ma sexualité.
Il m’a fallu trois décennies de vie pour approcher la notion de lâcher-prise. L’obsession toute moderniste du contrôle était l’état normal dans lequel je suis née et me suis construite. Il m’a fallu quelques années de plus pour approcher le nécessaire lâcher-prise de l’acte de design. Nous ne concevons pas de manière empirique des artéfacts qui sortent de notre puits infini de créativité. Nous concevons avec des contraintes, avec de la matière faite de paramètres, de dynamiques, de systèmes, de vivant et d’êtres humains. Il m’arrive très souvent d’expliquer aux personnes qui travaillent avec moi que sans elles et eux, je ne crée rien. Je ne fais que cristalliser, remodeler, digérer ce qui m’est confié. Nous faisons le travail ensemble, je travaille avec eux. Pas pour, pas contre, pas dans mon coin.
L’apprentissage de ce lâcher-prise demande également de lâcher prise sur le résultat. Nous discutions aujourd’hui avec un confrère de la nécessité d’apprendre à se pardonner systématiquement quand on conçoit quelque chose, pour mieux faire le deuil du fait que le produit final ne corresponde peu ou pas du tout à ce que nous avions initialement imaginé. Ce fait est devenu ma réalité et j’apprends encore chaque jour comment faire avec, comment gérer le seul état de toute chose : le changement. Ce dernier n’est ni bon ni mauvais : il est, et nous devons l’accepter comme tel. L’anthropocène n’est qu’un changement de plus. S’il nous mène jusqu’à notre propre perte malgré tout ce que nous entreprendrons, ainsi soit-il.
Le lâcher-prise, il en faut pour aborder l’anthropocène et la probabilité d’un effondrement. Nous ne savons ni quand, ni de quoi il sera fait. Nous ne savons pas combien d’entre nous survivront, combien souffriront. Nous n’avons pas en main les cartes qui nous permettraient de stopper la machine. C’est souvent cette perspective qui glace mes interlocuteurs et leur coupent l’herbe de l’innovation sous le pied. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas prédire, nous n’avons aucune idée de l’ampleur que prendront les choses. Dans ce lâcher-prise et cette incertitude constante, l’acte de design ne peut prévoir non plus. Il peut tout au plus impulser une direction à travers l’intention de ses pratiquant·e·s. Mais rien de ce que nous savons faire nous designers ne nous garantit le fameux salut que l’univers de la tech promet pourtant à travers l’innovation. Nous devons prévoir le cas où notre survie serait remise en question.
Certains jours, il m’arrive de ne plus savoir lâcher prise. Je suis alors saisie par une peur viscérale, une angoisse de fond qui me retient clouée au sol, où que je sois et quoi que je fasse. Je sens au plus profond de moi que de mon vivant, je serai là, quand ce monde peu désirable émergera. La montée du populisme (que Jean-Marc Jancovici relie à l’actuel climat énergétique et financier) détruit des pans entiers de luttes passées et met à mal la survie des populations les plus vulnérables. À l’heure où j’écris ces lignes, le monde vit des épisodes météorologiques de plus en plus inattendus, imprévisibles et violents. Cela fait quelques années que la vie en ville est déjà irrespirable pour nombres d’enfants qui développent des pathologies chroniques. La chaleur des centre-villes, augmentée de celle crachée par d’immenses centres commerciaux réfrigérés rend la vie de millions de citadin·e·s de plus en plus inconfortable. Les conflits politiques ont atteint un point de dégradation sociale tel que nous ne sommes même plus capables, du haut de nos privilèges, d’offrir un refuge à des personnes qui fuient leur pays ravagé par la guerre et les perturbations climatiques. Tant de personnes dans mon entourage se désespèrent devant le flot continu d’informations désagréables et alarmantes qui sont devenues notre quotidien sur les réseaux sociaux.
J’entrevois avec tristesse des images d’une terre qui aurait atteint son tipping point climatique, et où quelques simples degrés de plus sur les continents suffiraient à rendre impossible l’agriculture telle que nous la pratiquons aujourd’hui et mettre en danger toute l’industrie de l’alimentation. J’entrevois des images de conflits de rue, de rayons et de commerces vides, derationnement et de panique généralisée. À quoi ressemblera notre monde quand le litre de diesel aura atteint la barre des 8, 9 ou 10 euros ? Quelles perspectives resteront à notre portée quand nous déplacer au travail sera financièrement impossible, quand les hôpitaux ne pourront plus assurer leur mission sanitaire, faute de matériel et de personnel, face à des coupures d’électricité quotidiennes à cause d’un réseau qu’il n’est plus possible de maintenir en état ?
Parfois, je ressens de la colère. J’en veux aux politiciens trop occupés à planifier leur ré-élection au lieu de prendre soin des personnes sous leur responsabilité.J’en veux aux acteurs post-révolution industrielle car ils ont fait des choix énergétiques et technologiques qui nous ont enfermé·e·s dans une inertie irréversible. J’en veux à Alfred Sloan et à ces magnats de l’industrie qui ont donné vie au concept d’obsolescence programmée et décrété que “la clef de la prospérité économique, c’est la création d’une insatisfaction organisée”. J’en veux aux baby boomers peut-être plus qu’aux autres car ils ont consciemment embrassé un monde absurde et impossible à maintenir, et en le poussant à son paroxysme l’ont détruit à l’avance en réussissant à nous faire croire qu’il était encore possible, pire, que ce monde était bel et bien infini.
Mais il existe un paradoxe fou. Celui de l’effondrement comme d’une opportunité. Quand j’arrive à dépasser la tristesse, la colère et la peur, j’accède à une partie de moi qui ne peut s’empêcher d’y voir de l’espoir. Comme le burnout, qui m’a plongée dans le vide de mon être mais m’a permis de renaître, l’effondrement porte l’espoir d’une renaissance.
Il y a des pistes claires. À celles et ceux qui ne voient en la collapsologie que la perspective d’un violent retour aux Moyen Âge, j’ai envie de parler de résilience, d’entraide, de collaboration, d’intelligence collective appliquée à des domaines justes et des efforts mesurés. J’ai envie d’en appeler à leur bon sens, à leur envie d’un monde meilleur.
Et si un effondrement systémique emportait avec lui le capitalisme et les injustices qu’il nourrit ? Et si les strates les plus fragiles étaient finalement les plus riches de survie et les plus résilientes face au changement ? Et si nous retrouvions à travers cette chute annoncée notre capacité à nous rassembler et à développer des trésors d’ingéniosité ?
En trouvant des personnes qui avaient vu les mêmes signes et s’étaient plongées dans les mêmes questionnements, soudainement je me suis sentie moins seule. Moins seule et mieux armée pour contribuer à la réflexion commune qui se construit aujourd’hui un peu partout. Enfin, des gens commencent à relier des discours et reconnaissent les liens systémiques de notre monde complexe. J’ai grand espoir dans l’intelligence collective et cette extraordinaire capacité de l’être humain à donner naissance aux plus belles des preuves d’entraide. C’est ce que j’ai envie d’explorer à partir de maintenant, peut-être y trouverai-je une utilité en mettant à profit mes capacités de designer et de facilitatrice.
D’un point de vue plus personnel, je ressens un appel très fort à expérimenter sur ma propre résilience. À la manière de la famille Baronnet, j’aimerais explorer quelques pistes pour apprendre à s’affranchir de certaines infrastructures, une à une, pour limiter au maximum les externalités que je produis et celles dont je dépens. Je vais probablement commencer par étudier les plans qu’ils ont publié et me lancer dans la conception d’une éolienne ou d’une lampe à gravité. À travers ce processus, mon ambition est de me former aux bases de l’électricité pour comprendre les enjeux de la production et du stockage de l’énergie hors grilles d’approvisionnement. J’entame doucement une transition dans le domaine de l’habillement et vais rafraîchir mes compétences en couture, acquises lorsque j’étais adolescente. Avec des consœurs et des confrères lyonnais, nous avons créé différents groupes multidisciplinaires pour former un tissu local d’entraide et de mise en relation entre personnes qui manipulent la dimension systémique de toute chose. Nous commençons à étudier les dynamiques de co-création qui pourraient venir en aide à des groupes, re-dynamiser de petites communautés, voire des villages entiers. Nous avons envie d’aller frapper aux portes d’institutions, de leur parler de résilience et de cohésion, et en quoi le design peut les aider à atteindre ces buts. Nous avons envie de restaurer la notion de sens dans tout ce que les designers font, dans tout ce que les personnes entreprennent. Le sens ramène de la dignité, de l’envie, de la vitalité. Nous avons besoin de personnes qui ressentent leur propre vitalité et aient la sensation de l’exploiter pour quelque chose qui les dépasse et contribue à un avenir plus grand que le simple raccourci de consommer et attendre une retraite.
Ma pratique du design va dorénavant consister à restaurer la dignité et encourager la résilience des personnes et des systèmes en les accompagnant dans l’élaboration des outils philosophiques et physiques nécessaires à leur prospérité. J’aimerais également consacrer du temps, notamment à travers Common Future(s), à la création de nouvelles histoires qui aideront à faire le chemin vers un autre récit que celui du capitalisme et de son vide de sens.
Les écrits de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Mike Monteiro, Alan Cooper, Aral Balkan, les conférences de Vincent Mignerot, Jean-Marc Jancovici, Ricardo Petrella, les travaux d’Anab Jain , de Leyla Acaroglu, de Gauthier Roussilhe, de James Auger et tant d’autres m’ont confortée dans l’idée que le design est une discipline essentielle dans la réalisation de ces objectifs et constitue un levier puissant pour soutenir notre civilisation dans la transition vers un futur différent. Les discussions passionnantes avec les consœurs et confrères designers, sensibles à la notion d’effondrement ou pas, n’ont fait qu’enrichir cette conviction.
Ce futur que nous construirons ne sera pas forcément mieux, mais il ne sera pas pire. Il sera, et nous le prendrons tel quel.
Merci à Fabrice Liut, Goulven CHAMPENOIS, Thomas di Luccio, Noémie Girard, Remy Sorondo, Yann IRBAH, Jérémie Fontana, Nina Cercy, Thomas Jund, Alexandre Monnin, Geoffrey Dorne, Gauthier Roussilhe, Anne-Laure Fréant et bien d’autres, faites-moi signe si je vous ai oublié·e. Merci pour la patience à toute épreuve de mon conjoint Rik Godwin qui me soutient depuis plusieurs mois déjà dans ma mutation philosophique et spirituelle vers la collapsologie.