Cet essai fut initialement publié sur le site 24joursdeweb.fr le 17 décembre 2020.
Il y a quelques années, je suis tombée sur un billet qui traitait de l’acceptation d’une vérité douloureuse. Le « coût » de cette acceptation est parfois bien trop grand pour une seule personne, surtout quand elle demande à remettre en question toutes les fondations sur lesquelles sa vie repose. La religion était l’exemple qui illustrait cette théorie.
Depuis quelques années, les nombreuses fondations entremêlées sur lesquelles reposent mon existence, mon travail, mes revenus, mon avenir, ma santé physique et mentale et ma capacité à vivre dans la dignité sont secouées par quelque chose que l’on avait réussi à me cacher pendant plus de trois décennies.
Notre planète réagit à notre action, cumulativement et sans possibilité de retour en arrière. Cette phrase somme toute anodine a des conséquences innombrables. Il est possible que de mon vivant, je doive migrer quelque part plus au nord, car la région où je vis en ce moment sera devenue invivable.
Pour pas mal de monde, le coupable est tout désigné : le système capitalistique. Le terme « Capitalocène » fait d’ailleurs référence à l’époque actuelle entamée il y a 2 siècles, où l’être humain a su extraire suffisamment d’énergie pour lancer des courbes de croissance exponentielles. La meilleure illustration de cette embardée magistrale est celle de la Grande Accélération. C’est précisément ce dogme, cette « religion » financière, qui régit la manière dont nous vivons et travaillons, entre autres. Nous vivons dans un « monde organisé », comme l’explique le chercheur Emmanuel Bonnet. Ce sont les organisations qui dictent les clichés modernes et préfigurent des murs contre lesquels nous butons dès qu’il s’agit de limites planétaires. Depuis le début de notre décollage aux alentours de la révolution industrielle, nous n’avons toujours pas stabilisé notre trajectoire ni défini de destination. Le seul parcours possible est toujours plus haut, encore plus « hors-sol » et éloigné des réalités thermodynamiques de notre habitat. Le premier qui décélère a perdu et les organisations nous empêchent d’envisager une quelconque alternative. Too big to fail (trop grand·e pour échouer).
Nous sommes des êtres profondément interdépendants et notre existence ne peut pas être détachée de la matérialité de notre monde. Le problème avec tout ça, c’est que passé le constat assez indéniable que nous arrivons au bout du modèle imposé, nous sommes totalement désarmé·es pour ce qui est de savoir quoi faire. La religion du capitalisme est difficile à dépasser et le coût de remettre en question les fondations sur lesquelles reposent nos existences est quasiment impossible à accepter.
ON NE NOUS A JAMAIS APPRIS À FAIRE AVEC L’ANTHROPOCÈNE.
À force d’étudier les biais cognitifs et toutes les petites merveilles irrationnelles dont nos incroyables cerveaux sont capables, l’on pourrait croire que les designers seraient un peu mieux équipé·es pour comprendre les ramifications d’un fait aussi complexe que l’Anthropocène.
Pas mal de consœurs et confrères s’attellent à la tâche en utilisant le design fiction pour :
- donner des formes compréhensibles et sensibles à des phénomènes complexes,
- permettre l’émergence d’imaginaires décloisonnés,
- évaluer l’acceptabilité de concepts en marge de nos normes sociales,
- ou encore pour mettre en exergue les angles morts des technologies.
Ces projets donnent du corps à l’inconcevable et créent des objets de débat concrets. Le design spéculatif est un outil puissant pour dépasser les visions catastrophistes ou volontairement simplistes. Mais au-delà de ces artéfacts étonnants, la même question revient encore et encore. Comment agir ici et maintenant ? Par où commencer ? Que faire, dans la pratique de nos métiers, à notre bureau, dans notre quotidien de personne qui contribue à la mise au monde d’objets et de services qui affectent parfois la vie de milliers de personnes ?
Il s’avère que nous sommes bien démuni·es. On ne nous a pas appris à prendre en compte la finitude du monde et des ressources. Le mot « ressources » est lui-même problématique et nous maintient en position de considérer ce qui nous entoure comme du matériel plutôt que comme les éléments d’un équilibre symbiotique dont nous faisons nous aussi partie. On ne nous a pas inculqué les limites de notre monde moderne basé sur un unique indicateur : la croissance, coûte que coûte.
On nous a par contre appris à ne pas nous embêter avec la matérialité des choses, qu’on n’arrête pas le progrès, qu’on peut bien ignorer les externalités de notre travail pourvu qu’on nous donne un CDI. On nous a bien fait comprendre que l’emploi était le sésame qui assurerait notre survie et nos revenus, et que toute activité en dehors serait considérée comme un hobby, si enrichissante et bénéfique soit-elle pour nous et pour notre entourage. Nous baignons dans la techno-fascination et ne sommes trop souvent pas capables d’évaluer si nos actions nuisent à autrui.
Force est de constater que les états et les politiques accumulent un retard certain sur le sujet. Même si l’ancien premier ministre Édouard Philippe a annoncé à l’antenne que ses livres de chevet parlaient d’effondrement, il ne se passe pas grand-chose au niveau mondial pour adresser les procédés extractivistes, l’effondrement de la biodiversité et l’explosion des inégalités.
Il semblerait fort que si changement il y a, ce sera à nous d’en inventer les modalités.
Mais ça tombe bien. Parce que le tout premier changement, celui sur lequel nous avons notre mot à dire et que nous pouvons contrôler, hé bien ce changement nous concerne personnellement en tant qu’individus.
QU’ALLONS NOUS CHOISIR DE FAIRE ?
C’était un de ces après-midi d’automne du temps où l’on pouvait encore prendre un thé entre ami·es. Thomas Di Luccio me rendait visite, accompagné d’un sachet entier d’amandes caramélisées qui assureraient suffisamment de sucres rapides pour une productivité à la hauteur du challenge. Thomas et moi potassions le sujet de l’Anthropocène depuis des mois, tentant de le relier au design et au numérique. Nous avions devant nous plein de petits tas de notes autocollantes, il ne restait plus qu’à leur donner un semblant de cohérence.
De ce jour-là, nous avons extrait un potentiel jeu de nouvelles contraintes pour les métiers de la conception, rassemblées en trois piliers :
- les nouveaux départs, ces réalités scientifiques indéniables qui doivent être à la base même de nos pratiques, surtout dorénavant que notre budget carbone est compté,
- les nouvelles postures, tout ce que nous devons modifier dans notre manière individuelle et collective de percevoir le monde,
- les nouvelles modalités d’action, car on ne peut pas utiliser des méthodes habituelles et espérer en dégager un résultat différent.
Thomas et moi n’avons depuis pas pu dégager de temps pour finaliser ces principes de design adaptés à l’Anthropocène. Nous avons néanmoins formalisé un peu plus en détail notre travail dans une série de conférences.
Dans mon quotidien de designer, nombre de ces petites choses que nous avions identifiées ont fait leur chemin et m’ont permis d’explorer quelques pistes d’atterrissage. L’une d’entre consiste à prendre conscience des possibilités à ma portée et d’orienter mes choix vers ce que je veux défendre et préserver.
NOUS NE POURRONS PAS TOUT GARDER…
…et c’est tant mieux ! Cela veut dire que nous avons le choix, en tout cas pour l’instant. Nous pouvons choisir de garder (ou de nous passer) des grandes plateformes hégémoniques. Nous pouvons choisir de garder (ou de nous passer) des produits et services vendus par des entreprises qui contribuent activement à la future inhabitabilité de la Terre. Nous pouvons décider de ce vers quoi nous allons concentrer notre énergie, pour choisir de nourrir certaines initiatives plutôt que d’autres. La période qui s’annonce ne promet pas d’être simple. Les libertés individuelles sont constamment attaquées, l’intégrité des personnes face à la technologie est menacée. En tant que conceptrices et concepteurs, nous n’avons que l’embarras du choix des causes à défendre : l’accessibilité, la sobriété, la liberté et l’autonomie, l’éducation et les communs, parmi beaucoup d’autres.
Pour ma part, ce que je suis prête à défendre bec et ongles, c’est tout ce pan du web qui libère et « encapacite » les personnes. C’est la connaissance collective disponible librement, ce sont les outils qui permettent à toute personne de contribuer à la société, c’est ce réseau qui relie les personnes. J’ai vraiment envie que tout cela perdure.
Ce que je souhaite contribuer à préserver, c’est un réseau minimal, sobre et résilient qui résistera aux défis à venir et dont nous pouvons poser les fondations dès maintenant. La tâche n’est pas simple, mais le point de départ est évident : quel Internet devons-nous préserver ? Celui des fermes de serveurs sous la houlette de corporations plus puissantes que des états ? Celui de l’hyperconnectivité omniprésente à coups d’infrastructures 5G déployées sans aucun recul sur l’impact futur sur la santé et les usages ? Mon Internet anthropocène naîtrait d’un retour à « l’encapacitation » individuelle et la « déplateformisation ». Il serait fait par les personnes, maintenu et nourri par elles. Il serait composé de plein de nœuds robustes et autogérés, non plus de hubs géants dont la gouvernance revient à une poignée de milliardaires autocrates et sociopathes.
Pour cela, nous devons nous battre individuellement et collectivement pour qu’un maximum d’entre nous puisse, de manière autonome, faire le chemin vers le (re)développement d’une radicalité numérique. L’objectif n’est pas forcément de forcer tout le monde autour de nous à migrer vers des solutions libres. La perte de confort et d’habitudes peut s’avérer trop violente pour nombre de personnes. Mais si nous pouvons contribuer à piquer la curiosité du plus grand nombre et faire émerger des questions, ce sont autant de graines semées qui leur permettront de faire leur chemin vers un autre rapport avec la technologie.
L’impact local et global d’Amazon, la captation des données personnelles, les attaques des libertés fondamentales en ligne, la physicalité du web et d’Internet sont autant de sujets où nous avons tant à faire pour informer autour de nous.
Certes, nous ne sommes pas à armes égales face à ces principes grandiloquents. Rien n’est simple, à problème complexe, réponse complexe. Ce n’est pas donné à tout le monde de débattre avec ses proches sur ces sujets assez inconfortables ou de pouvoir envoyer bouler son employeur pour honorer ses propres valeurs. Néanmoins, c’est le principe des privilèges, qui signifient que votre expérience de la vie a été dans certains cas plus facile que pour d’autres personnes, notamment grâce à votre genre, votre couleur de peau, votre santé ou votre éducation. Ceux dont vous bénéficiez, si petits soient-ils, sont destinés à être utilisés en faveur des personnes qui n’en disposent pas. Vous êtes témoin d’une situation d’injustice et prendre la parole ne vous pénalisera pas ? This is your time to shine (c’est le moment). Et cela ne vous coûtera pas un seul cent.
Si vous n’obtenez de votre employeur qu’une seule avancée pour reconnaître et intégrer dans son fonctionnement la physicalité des infrastructures, par exemple avec l’instauration d’analyses de cycle de vie ou l’évaluation des externalités sur le court et le long terme, alors vous aurez déjà obtenu beaucoup, même si cela reste cosmétique dans un premier temps. Vous aurez planté une graine pour un numérique un peu plus sain et pour des décideurs (volontairement genrés au masculin) informés, donc un peu obligés de faire avec les constats que vous aurez contribué à faire apparaître.
3, 2, 1… ACTION !
C’est à nous toutes et tous de choisir ce que l’on rend saillant, ce que l’on révèle et ce que l’on cherche à protéger. C’est précisément mon rôle en tant que designer de contribuer à donner les justes formes aux choses. La manière dont je décide de faire les choses, les contraintes que j’applique à mon travail au quotidien. J’essaie, autant que faire se peut, d’aider les organisations et les personnes à se situer dans le contexte actuel, à comprendre les enjeux politiques (volontairement invisibilisés) de leur existence et de leur action, à faire état des systèmes interconnectés dans lesquels elles évoluent. Je tente de mettre en lumière les parties tantôt invisibles, tantôt sciemment cachées (les infrastructures, l’exploitation humaine et non-humaine, les oppressions historiques à l’œuvre, les inégalités systémiques, etc.) à travers mes recherches, mes livrables, mes conseils et ma posture. Quand c’est possible, je m’efforce de concevoir des systèmes, des services et des interfaces les plus sobres possibles, dimensionnées avec justesse face aux ressources qui se raréfient, les prévoir réparables et interopérables. Il est très important pour moi de promouvoir la conception de systèmes, services et interfaces qui assurent aux personnes qui les utiliseront qu’elles seront respectées, informées et en pleine capacité de faire ce qu’elles ont besoin de faire. À ma petite échelle, je tente également de détacher mon métier (le design et la conception) des principes de création de valeur économique.
Se battre pour ce qui nous est cher, ce dont nous sommes dépendant·es, ce à quoi nous sommes attaché·es, c’est une des pistes de recherche du laboratoire Origens, qui réfléchit en ce moment même aux modalités de mise en œuvre de la *redirection écologique*. Pour faire simple, la redirection écologique est l’étape supérieure au trop tiède développement durable. Elle propose d’identifier les attachements, de cartographier les dépendances, puis de décider collectivement ce que nous gardons, ce que nous réaffectons, et surtout ce à quoi il nous faut renoncer.
Pour cela, les travaux du collectif comprennent l’élaboration de protocoles de renoncement ainsi que la composition de nouveaux cursus qui feront naître dès 2021 de nouveaux et nouvelles expertes qui pourront être intégrées aux organisations pour les aider à redevenir terriennes, les « redirectionnistes écologiques ».
Dans une interview (dont j’ai malheureusement égaré la source), l’écoféministe et anthropologue Yayo Herrero évoquait la course à la conquête de l’espace. Elle posait une question d’une logique implacable, mais dérangeante. Pourquoi ne pas réaffecter les budgets mirobolants attribués à des travaux qu’on sait voués à l’échec (les catastrophes climatiques sur Terre vont vite nous faire abandonner l’idée de la colonisation de Mars) vers des initiatives qui amélioreront directement et à court-terme l’habitabilité de la Terre ? (je vous invite chaudement à visionner une de ses interventions datant de 2017, en espagnol sous-titrée en français, dont la transcription en français est disponible ici)
En ce mois de décembre 2020, après près de dix mois passés à contempler une crise sanitaire mondiale et inédite de notre vivant, j’espère vous avoir donné quelques pistes, ainsi que l’envie de planter quelques graines pour voir ce qui émergera. Nous n’allons certainement pas changer le monde en un jour, mais nous pouvons contribuer à ce qu’il soit plus clément avec nous et avec le règne du vivant.
Quelques liens pour terminer :
Bruno Latour : Où atterrir
Tony Fry: Economy & Design, a redirection practice, Ethics By Design 2020