« Ouin ouin, la dame elle a publié un lien vers un truc GAFAM ! »

À toi qui viens tout juste de réagir sur un de mes posts sur les médias sociaux…


Disclaimer : j'ai pleinement conscience qu'énormément de personnes dans l'informatique, la culture libre et l'univers du web sont neuroatypiques ou souffrent de troubles mentaux. Je suis moi-même anxio-dépressive chronique et n'ai jamais recouvré mes capacités cognitives pré-burn-out. En tant que féministe intersectionnelle, je fais de mon mieux pour faire la différence entre la manifestation d'une perception spécifique de la situation et perpétuation de schémas toxiques patriarcaux, validistes ou psychophobes.

Ceci est notre première interaction, nous ne nous connaissons pas, ou en tout cas je ne te connais pas. Je viens de poster sur Mastodon un simple lien vers un questionnaire d’UX research, réalisé par un·e de mes étudiant·es ou consœurs sous Google Forms. Ton sang pur et open source n’a fait qu’un tour. Tu m’as lapidairement signalé ton mécontentement, légitime puisque j’ai piétiné toutes les règles de la culture libre. Il est fort possible que tu n’aies même pas pris le temps de faire une phrase complète.

J’aimerais donc t’inviter à poser ton cerveau un court instant et profiter de cette lecture. Si tu fais l’effort de lire ce billet jusqu’au bout, tu m’auras fait gagner de confortables minutes de temps précieux que je peux dédier bénévolement à l’amélioration de logiciels libres, et par là même contribué à maintenir ma pression artérielle dans des constantes saines.


Questions sérieuses : à quoi pensais-tu en postant cette réponse ? Quel était ton but ? Dénoncer quelque chose que je sais déjà ? Installer un rapport de force entre toi, libriste, et moi, impie vendue aux GAFAM ? Me signaler que mes valeurs ne sont bien que peu de choses si j’ose encore utiliser Google Forms ? M’indiquer que ma façon de militer au quotidien n’est pas la bonne ?

Quel dénouement espérais-tu ? Pensais-tu que suite à ta remarque, j’allais subitement décider d’imposer à toutes mes étudiantes et étudiants d’utiliser Yakforms pour que tu puisses dormir la nuit ? (spoiler : quand je n’ai que 6h pour les initier à la conception d’un questionnaire d’usages, bah je les laisse implémenter le questionnaire à l’aide du service LE PLUS EFFICACE pour que je puisse me concentrer sur le fond, sinon écoute, je te donne les rênes et c’est toi qui viendras préparer mes cours de design d’interaction l’année prochaine !) Que j’allais immédiatement fermer tous mes comptes sociaux sur les plateformes propriétaires et partir dessiner des jolies icônes dans une grange en Corrèze comme devraient le faire tous·tes ces designers à la con, d’ailleurs ? Mieux encore, que j’allais simplement fermer ma gueule et te présenter des excuses flagellatoires ?

Pour tout dire, tes motivations ne m’intéressent pas. Je t’invitais simplement à te poser des questions que, manifestement, tu ne te poses jamais. Tu n’as pas tourné tes doigts sept fois au dessus de ton clavier avant de taper. Tu as dirigé ton curseur directement dans l’input juste sous « What’s on your mind? » et tu t’es exécuté en me livrant sèchement ce que tu avais sur le cœur. Une personne, qui plus est une femme, a encore osé poster un lien vers un Google Form. GOOGLE FORM. Encore une qui ne sait pas. Encore une qui ne mesure pas le MAL qu’elle fait, encore une qui a besoin qu’on lui explique les dangers des GAFAM. Tu as donc décidé de m’éduquer, car c’est tout ce que je méritais. Ah les gonzesses !

Sauf qu’avec un tout petit effort, quelques brèves minutes tout au plus, tu aurais lu ma biographie :

"Critical designer, UX researcher, teacher [...] Toots in 🇫🇷 & 🇬🇧 abt
 #ethics #inclusivedesign #ecologicalRedirection #anthropocene #resilience #ecofeminism #decolonialism #FOSS #burnout #blacklivesmatter #translivesmatter #COVIDisAirborne #MaskUp #knitting #indieyarndyer 
{Warning: allergic to mansplaining, white techbros, cryptosh*t and privileged ignorance}

Avec encore un brin d’attention, tu aurais même lu les toots épinglés à mon profil. Tu aurais lu mon interview sur le Framablog. Tu aurais rapidement consulté mon site web et les projets que je mène, notamment dans l’éducation et dans le libre, sans oublier le manifeste Conviviel dont je suis signataire. En ce moment même (2023/2024), je mets mes cours d’initiation au design d’interaction et la sagacité de mes étudiant·es à disposition de l’association Framasoft pour apporter des améliorations à Framaspace et Nextcloud. En ce faisant, je leur distille des fondamentaux sur le capitalisme de surveillance, les alternatives aux plateformes propriétaires, le fait que les designers sont non seulement légitimes mais requis dans le monde du libre pour faire avancer la machine, les modes de contribution, la culture libre… Mais non, ce temps passé à savoir qui j’étais et d’où je m’exprimais n’est pas un temps que tu te permets de perdre. Et c’est BIEN DOMMAGE.


Courant 2018, on m’a proposé de reprendre l’instance Mastodon.design en tant qu’admin principale. Honorée, j’y ai vu l’opportunité d’expérimenter la gestion et la modération d’une instance. En juillet 2020, j’ai décidé de ne plus utiliser mon compte sur Mastodon.design. En l’espace de deux ans, j’ai reçu plus de remarques déplacées, de commentaires non-sollicités, de mansplaining éhonté et de harcèlement de la part d’hommes blancs cishet inconnus qu’en 12 ans sur Twitter. Les auteurs de ces méfaits se sont donc révélés à 99% des hommes cis, qui, comme toi peut-être, avaient les mots « culture libre », ou « FOSS » dans leur bio et dont l’avatar était un sombre logo de soft libre ou de langage informatique élitiste.

Toi et tes semblables sont l’une des principales raisons pour lesquelles je suis profondément épuisée d’évoluer dans des espaces que je me vois forcée de partager avec vous. Je suis fatiguée. Fatiguée des FOSSdudes, des techbros et autres hommes blancs informaticiens qui composent la grande majorité des utilisateurs de Mastodon. Mastodon est fantastique dans sa manière d’avoir attiré une diversité de personnes, en particulier activistes, artistes, personnes queer, LGBTQI+ et j’en passe. Mais cela ne suffit pas à compenser le principal problème que nos communautés en lignes subissent : les hommes blancs qui conçoivent ces logiciels, composent ces communautés et en restent les principaux éléments les plus vocaux et voraces en espace.

Leur vision du monde est profondément affectée par leur sens de la légitimité naturel. Ils se sentent légitimes dans tous les espaces, dans toutes leurs opinions, leurs méthodes, mais surtout ils se sentent légitimes à affecter notre temps, nos efforts et notre santé mentale.

À chaque fois que j’ai posté directement ou indirectement un lien vers un service Google (par exemple pour aider une consœur dans une étude des usages, pour relayer un questionnaire créé par mes étudiant·es qui s’intéressent au libre, pour diffuser un mémoire ou un écrit intéressant ou que sais-je), j’ai reçu des dizaines et des dizaines de messages de harcèlement de la part d’hommes qui n’avaient pas pu réprimer leur besoin de m’éduquer car J’AVAIS TORT ALORS QUE EUX SAVAIENT. Bien souvent, ils n’ont même pas pris le soin de faire une phrase décente : l’un d’entre eux m’a littéralement répondu : « Google c’est caca ».

« Je répondrai pas à ton enquête parce que Google c’est caca. »

Un obscur FOSSbro dans mes mentions, merci à lui pour ce langage simple à comprendre qui m’a enfin permis de voir la Lumière.

As-tu consacré quelques secondes à recueillir des informations importantes qui te permettent de comprendre dans quel contexte ce lien a été publié ? Que sais-tu de cette personne à qui tu as répondu « GoOgLe C’eSt cACa », du contexte dans lequel elle propose à celles et ceux qui la suivent de répondre à un questionnaire ? Pas grand chose, si ce n’est qu’elle a manifestement besoin qu’on lui explique avec des mots simples que ce qu’elle fait est sale. Pourtant, en quelques minutes, que dis-je, quelques secondes avant de déverser ton auguste conseil non sollicité, tu aurais très vite compris que non seulement il n’apportait strictement rien, mais qu’en plus tu avais contribué à faire chier une femme qui tente désespérément de faire sa part pour combler le fossé entre design et libre.

La prochaine fois, abstiens-toi. Par pitié, abstiens-toi. Garde le silence. Fais-toi un thé, bois un verre d’eau, regarde par la fenêtre, mobilise ta précieuse énergie libriste pour t’occuper de ta famille, ne viens pas emmerder une designer militante qui tente du mieux qu’elle peut d’ouvrir les esprits de la future startup nation au libre et aux dangers du capitalisme de surveillance. Je suis sûre que toi et moi avons tellement mieux à faire que ça. Va lire un bouquin de sociologie ou une BD. Apprends à gérer l’altérité. Pète un bon coup, abstiens-toi de balancer cette remarque, mets le temps précieux que tu auras gagné à profit pour t’améliorer et t’informer sur les dynamiques de pouvoir genrées dans l’informatique, sur le mansplaining, sur toutes ces choses que je subis au quotidien grâce à toi et tes semblables dès que je l’ouvre sur Mastodon. Toi et tes semblables faites fuir les femmes et les personnes différentes de vous de l’informatique depuis les années 60. Ça fait soixante ans que ça dure et qu’on n’en peut plus de vous. Demandez-vous comment ne PLUS faire partie du problème.


Florilège

Si seulement tu étais le premier à me faire remarquer que j’ai tort selon tes critères… Voici une infime partie de ceux qui, comme toi, m’ont imposé leurs Lumières. Je t’invite à t’en délecter et à te demander si toi, homme blanc libriste, tu peux te vanter d’avoir un dossier nommé « receipts » rempli de captures d’écran du même acabit (note : oui, je laisse les handles et les éventuels noms / avatars en clair, ces personnes ont posté en public. Ne leur répondez pas pour autant, déjà parce qu’il y a prescription et que j’espère que ces personnes ont fait évoluer leurs points de vue sur tous ces sujets, mais aussi parce que je condamne toute forme de harcèlement.)

Last but not least, je me fais plaisir en gardant ici pour la postérité les receipts de ma plus belle récompense à ce jour : ma photographie et mon image personnelle récupérée par un groupe de techno-mascus aux gonades fripées et aux idées racistes et misogynes, installée comme slackmoji attachée au raccourci :sjw (Social Justice Warrior, terme péjoratif selon leur référentiel 🤪).

Une capture d'écran de l'interface d'une instance Slack où une personne a tapé :sjw dans la barre de texte et où l'emoji customisé correspondant s'affiche : on voit mon visage, une photographie datant de 2015 où j'avais les cheveux bleus et où on me reconnait bien
Une capture d'écran d'un message Slack où un utilisateur a usé du fameux emoji customisé avec mon visage où on peut lire le texte : "Admins, fachos, les "social justice warriors" auront votre peau !
Capture d'écran de la même instance Slack où un des administrateurs annonce : "l'emoji polémique a été modifié afin que cette personne ne se sente plus visée par le (ma photo où on me reconnait encore, juste la peau de mon visage a été floutée pour masquer mes yeux, nez et bouche)

J’ai une demi-tonne de screens du moment béni où, après mon fil Twitter anonymisé où j’exposai leurs méfaits, ces petits malins sont venus en série s’auto-dénoncer en hurlant à la diffamation, alors que je n’avais cité ni nom, ni donné d’indice permettant des les reconnaître. Ces derniers se sont ensuite plaints de harcèlement, alors qu’ils se faisaient simplement recadrer comme il se doit par leurs collègues masculins qui, eux, disposaient de bon sens et de dignité. Carry yourself with the confidence of a mediocre white man.

Capture d'écran de trois tweets où une personne répond à l'un des personnages qui utilisait l'emoji :sjw: sur la fameuse instance Slack et lui dit : "Sans intention de nuire ? t'as un slack public de 2000 personnes où tu associes l'image d'une femme à chaque post où tu exprimes tes dissentiments et tu peuses qu'il n'y a rien de nuisible. Tu trouverais pas ça nuisible que ta PP devienne publiquement :gros-beauf-sexiste: sur un réseau social ? à quel moment tu vas devenir adulte Julien et assumer pleinement ta connerie et t'excuser ?
Un·e utilisateurice de Twitter qui dit : "j'ai eu droit à mon emoji aussi après des mois de harcèlement et un ban gratuit, il fait pas bon être autre chose qu'homme blanc de droite sur ce slack".